Tunisie. A l’Université de la Manouba, un nouveau coup de force salafiste tourne à l’affrontement

 Tunisie. A l’Université de la Manouba, un nouveau coup de force salafiste tourne à l’affrontement

Selon des témoins

Selon un scénario désormais tristement bien rodé, des étudiants salafistes, aidés par d’autres éléments extérieurs appartenant au même courant, ont fait leur show dans un de leurs terrains de jeu privilégiés, un haut lieu de la libre-pensée : une faculté des Lettres des Arts et des Sciences humaines. Sous couvert de « défense des droits des étudiantes en niqab », après Sousse, la cible visée était ces dernières 24 heures la plus grande Faculté des Lettres du pays, celle de la Manouba. Le bras de fer a cette fois pris une dimension et des proportions inédites, dans le contexte de la fragile transition démocratique d’une Tunisie qui retient son souffle.

Jusqu’ici, lors des différents coups d’éclat auxquels ils ont procédé, les salafistes tunisiens ont fait preuve d’un certain sens de l’opportunisme, derrière une apparente posture victimaire prétextant les droits bafoués d’étudiants se réclamant d’une interprétation rétrograde de la religion.

Pourquoi maintenant ?

Une combinaison de trois données essentielles a rendu le timing opportun pour passer en mode offensif en ce jour précis du lundi 28 octobre. Le contexte politique d’abord : il est celui d’un gouvernement démissionnaire, le gouvernement de transition ayant comme convenu remis sa démission au président de la République par intérim dès la semaine dernière.

L’Etat, déjà faible lors de la période post révolutionnaire aux institutions provisoires, devient de facto virtuellement inexistant, avec des ministères chargés tout au plus d’expédier les affaires courantes.

La police universitaire ensuite, qui a été supprimée au lendemain de la révolution, son évincement de l’enceinte sacrée de l’Université étant un acquis révolutionnaire. Une victoire, en théorie, face à une dérive sécuritaire voulue par l’ex pouvoir autoritaire.

Plus conjoncturel encore, la grève générale des forces de l’ordre entamée hier lundi. Les policiers protestaient à leur tour contre des procès qu’ils jugent inéquitables, ne voulant pas être les boucs émissaires des dérives de tout un ancien système. D’où le net relâchement sécuritaire observé hier, venant s’ajouter au chaos structurel d’un corps de métier en crise.

Quelles revendications ?

3 demandes essentielles étaient lisibles sur les slogans des étudiants qui se sont rassemblés, très agités, dès 8h00 du matin dans la cour de la faculté, tenue afghane pour certains, semi militaire pour d’autres, criant des imprécations religieuses à gorge déployée, et empêchant les étudiants du département d’anglais de passer leurs examens :

–          Permettre aux enniqabées d’accéder au cours (ce qui balaye d’un revers de bras la protestation du corps enseignant invoquant, en plus du problème sécuritaire inhérent à l’anonymat, un problème évident de communication pédagogique).

–          Obtenir une salle de prières au sein-même de la faculté.

–          Exiger la non mixité dans les universités, entre étudiants et même dans le rapport profs-étudiants, un homme ne pouvant enseigner aux femmes, et inversement.

A noter que les slogans étaient formulés dans des tournures laissant penser que tout ceci consistait en des demandes de « l’ensemble des étudiants de la Manouba », que cela relevait d’une « affaire de dignité. »

Si le droit aux étudiantes en niqab d’étudier et de passer des examens n’est pas une demande nouvelle, les deux principales autres demandes des salafistes hier sont plus révélatrices sur leurs motivations réelles, plus politiques, et relevant du projet de société totalitaire et graduel.

Notons aussi que dans un entretien accordé à une radio nationale, le doyen de la faculté reconnait que la demande d’une salle de prières a été soumise à la hiérarchie. Une inquiétante négociation de principe qui témoigne d’une certaine faiblesse. Du moins d’une fuite en avant laissant craindre les pires concessions demain dans les universités tunisiennes.

Le même doyen a été séquestré, retenu en otage à son bureau, sous la protection de quelques professeurs, par les mêmes éléments salafistes ayant décidé en fin de journée d’occuper le hall de son administration, une cinquantaine selon des témoins.

Pour ce faire, ils ont apporté des matelas, et ont affirmé aux médias locaux leur intention de n’évacuer les lieux qu’une fois leurs demandes satisfaites. Des prières collectives avaient aussi lieu sur place.

A la tombée de la nuit, les réseaux sociaux s’activent : réalisant que le sit-in va se poursuivre, les militants de gauche sont les premiers à bouger, suivis de dizaines d’indépendants, pour en découdre avec ce qu’ils considèrent comme une provocation et une flagrante atteinte aux libertés et un affront fait à l’université et son prestige.

Parmi eux, beaucoup d’étudiants qui entendent « libérer leur fac des obscurantistes, au prix du sang s’il le faut ». Un signal rassurant sur l’état de la démocratie, du moins de la conscience démocratique d’une majorité de tunisiens.

Vers 23h00 la tension est à son comble : le hall de la faculté devient le théâtre d’un affrontement aux enjeux sociétaux dépassant le simple incident de la matinée.

Face à une vingtaine d’irréductibles déterminés à camper sur place et à leurs « takbir », les libertaires tunisiens ayant bravé la pluie et les barrages de l’armée, chantent l’hymne national. Ils sont clairement plus nombreux mais restent calmes et non violents.

Le doyen de la faculté jouera la carte de l’apaisement jusqu’au bout, avant de se rendre à l’évidence : à minuit il doit se résoudre à contacter la police et saisir le parquet.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, des journalistes citoyens ayant passé la nuit sur place nous rapportent que c’est le statu quo qui prévaut, mais que des centaines de soutiens se dirigent vers la fac : l’ensemble des étudiants de l’UGET refuse cependant une intervention musclée des forces de l’ordre et veut résoudre ça « entre étudiants ».

Un symptôme de la droitisation de la société

Reste le mutisme d’une partie de la société et des étudiants apparus hier comme voulant rester dans l’expectative. Comment expliquer ce mutisme ? Un élément de réponse : en plus de la peur, la dynamique islamo-révolutionnaire rend souvent assez inaudible tout discours dissonant : beaucoup craignent de passer pour des nostalgiques de l’ancien régime, en s’opposant à l’explosion de la parole religieuse considérée comme un résultat contingent de la démocratisation naissante.

En outre, le silence d’Ennahdha donne lieu à toutes sortes de théories du complot. En Tunisie, s’il est un réflexe qui a la peau dure, c’est bien celui du conspirationnisme. Ainsi on parle encore et toujours d’une « manipulation », d’un bras salafiste dont Ennahdha userait pour distraire les citoyens des vrais enjeux dans l’Assemblée constituante où a lieu un vote important, etc.

En réalité, le parti islamiste a tout à perdre face à des agissements qu’il a certes peiné à condamner par le passé, mais qui nuisent globalement à la popularité de l’islam politique.

Les esprits les plus rationnels auront en revanche compris qu’à l’échelle de toute une société, quand le conservatisme progresse, l’extrême droite progresse. Et quand l’extrême droite se banalise, elle ouvre la voie vers l’apparition d’une ultra droite.

C’est l’un des enseignements majeurs qu’apportent les évènements de ce qui est en passe de devenir l’affaire de la Faculté des Lettres de la Manouba. Une affaire qui intervient au moment où les islamistes tunisiens étant en état de grâce, leur base populaire la plus radicale devient de plus en plus arrogante, et certains électrons libres d’autant moins sous contrôle.

Seif Soudani