Tribune. Tunisie : Constitution versus Elections
Si on me posait la question suivante – mais on me pose rarement les questions auxquelles j’ai envie de répondre, les questions auxquelles je crois pouvoir répondre – : « Qu’est-ce qui est plus important, qu’est-ce qui est décisif pour l’avenir de la Tunisie, le texte de la constitution ou les prochaines élections ? », si on me posait cette question, je répondrais sans hésiter et en juriste : « Les élections ! ».
Qu’attend-on de l’Assemblée nationale constituante ? Le texte de la constitution. Qu’est-ce qu’un texte ? Une suite de mots, de phrases et ou de paragraphes manuscrits ou imprimés. Tout individu (même analphabète) vivant dans une société connaissant l’écrit peut qualifier une chose (un papier ou, un ensemble de papiers écrits) de texte, c’est également le cas d’un individu, d’un étranger qui ignore la langue dans laquelle le texte est écrit.
La particularité du texte par rapport au reste des « choses » est qu’il est censé exprimer, par des mots, la pensée de son (ou de ses) auteurs (c’est ce que les juristes nomment « l’intention du législateur »). La particularité de la constitution par rapport au reste des textes est qu’elle est censée exprimer la volonté des constituants en ce qui concerne les fondements, les modalités et les limites de l’exercice du pouvoir politique.
Une fois adopté et entré en vigueur, ce texte (i.e. la constitution) échappe à ses auteurs. Il est livré à ceux qui vont devoir le traduire en faits, en actes, à ceux qui vont devoir l’appliquer, c’est à-dire, en ce qui nous concerne, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et les juges (judiciaires, administratifs et constitutionnels), c’est-à-dire des autorités élues ou nommées par des élus.
Ces autorités, ces individus en fin de compte, « étudieront » ce texte, cet ensemble de signifiants, pour atteindre son sens (le signifié), mais un texte a-t-il un seul sens ? Pourquoi alors oppose-t-on, à partir du texte du Coran, l’Islam modéré ou médian à l’Islam rigoureux ou extrémiste ? Les textes, ne serait-ce que du fait de la polysémie universelle, supportent plusieurs interprétations, un texte est un cadre (Hans Kelsen, Umberto Eco…) dans les limites duquel on choisit un sens, celui que supportent les mots et les locutions et je ne parle que du contexte linguistique ! Prenez l’article 1er de l’ancienne constitution qui sera probablement repris dans la prochaine, je pourrai l’interpréter de manière à établir un régime « quasi » laïque ou un régime « quasi » théocratique (« quasi » étant dû au cadre fixant les interprétations possibles).
La vie d’un texte juridique c’est-à-dire sa métamorphose en faits échappe à son auteur, parce que l’interprète authentique (décideur politique, ou juge) a le droit de décider du sens et pas seulement, comme en littérature, de proposer un sens. Le plus souvent d’ailleurs, l’interprète authentique décide d’abord du sens (en fonction de déterminants politiques, sociaux, économiques, culturels, psychologiques ou autres) et, ensuite, cherche des arguments dans le texte. Qui a fait la constitution américaine, les constituants de 1787 ou la Cour suprême ? En sens inverse, ne dit-on pas que la constitution stalinienne de 1936 était la plus démocratique du monde ?
La signification de la constitution, c’est-à-dire sa réalité dépendra, non pas de la volonté de ses auteurs, volontés contradictoires du reste, mais de la volonté de ceux qui lui donneront vie, ceux qui la transformeront en actes (selon la distinction du juge de la cour suprême américaine Oliver Wendell Holmes entre law in action and law in the books), de ceux qui seront élus pour 4 ou 5 ans (et qui à mon sens dureront, en toute démocratie, au moins 10 ans).
La plus belle constitution du monde ne peut donner que ce qu’elle a : des mots. Le reste, notre avenir, dépendra des élections qui désigneront ceux qui auront le droit de décider du sens du texte et donc de la vraie constitution. On comprend alors que l’on puisse faire des concessions sur le texte de la future constitution quand, par ailleurs, on fait tout pour réunir les conditions pour gagner les futures élections.
De bonnes élections valent bien une constitution médiocre. Certains seulement l’ont compris et je dois ajouter : les plus intelligents.
23 mai 2012
Par Slim Laghmani
Professeur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis