Tribune. Lettre ouverte à Madame Sihem Badi, Ministre de la Femme et de la Famille
Madame le Ministre,
Qu’est-il donc arrivé à
Qu’arrive-t-il à
L’idée d’ouverture de la chasse -car ce n’est rien d’autre- repose sur le postulat qu’il faut trouver une solution au désespoir de ces femmes qui ne trouvent pas d’époux ou ne peuvent consommer sans tabou. Mais rien, en matière de droit des femmes, ne souffre d’une déclaration à la légère. Soyons sérieuses, votre mère ou votre grand-mère auraient-elles pu vous laisser faire des études de médecine et gagner l’étranger si elles avaient été conditionnées par le schème sociétal qui vous préoccupe aujourd’hui ? N’auraient-elles pas plutôt pensé à vous trouver compagnon qui aurait simplement récité quelques versets du Coran pour vous prendre pour femme quelques temps, puisqu’aucune procédure ne serait venue lui imposer un minimum de règles à respecter et de responsabilité à assumer.
Mais comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? Donner des vierges à ces messieurs, à moins que limitées aux universitaires, nos facultés ne soient altérées par une offre beaucoup plus importante que la demande. Oui, on évoquerait la femme comme on évoque une marchandise puisqu’il suffit de jeter son dévolu sur elle, dire quelques mots -comme on donnerait quelques pièces- pour exprimer un consentement et consommer. La copulation aurait un ministère. Quid des suites de la consommation ? Un enfant à naître ? Sous quel statut, de cela on ne parle pas. Une séparation pour que monsieur puisse avoir une chair plus fraîche ? La répudiation. Il suffira que l’homme prononce quelques mots pour que la femme puisse s’en retourner chez ses parents.
Madame le Ministre, je vous sais loin de ces méthodes expéditives. La démarche n’a pas pu être pensée comme un pis-aller pour le bonheur des femmes qui ne trouveraient mari; car elle ne pourra pas les rendre heureuses. Elle produira, au contraire, des enfants sans noms, sans famille, sans véritable filiation ou du moins à la seule volonté du père qui ne sentira aucune contrainte juridique ou sociale.
S’il fallait contrecarrer le premier parti du pays, alors nous nous trouvons incontestablement dans le plus pur effet d’annonce. Et s’il fallait calmer la « surchauffe » des jeunes salafistes, un peu de bromure jeunes gens !
Nous aurions beau jeu de découvrir que la société ne tolère aucune différence pour les femmes, celles-ci se trouvant dans l’empressement de prendre mari. Mais la démarche apparaît dans tout son cynisme si l’on se donne la peine de regarder ce que ce mariage coutumier produira comme effet. Bien sûr, il permettra d’absorber ces jeunes femmes restées sans mari, sans descendance et leur donnera une situation pour un temps. Mais cela sera précaire et les rendra dépendantes de celui qui aura bien voulu leur accorder un oui, sans compter les enfants nés d’une telle union libre et sans contrainte pour l’homme.
Ce statut sera forcément fugace. Je ne suis pas pessimiste, je sais les situations dramatiques de ces pays qui pratiquent ce mariage, d’Asie jusqu’à l’Afrique, et qui donnent lieu à débats, études et symposiums pour dire leur désarroi et celui de leur entourage. Il est à noter que cette pratique a facilité les activités les plus viles des intégristes algériens, qui n’avaient qu’à descendre du maquis et enlever des femmes à qui on les mariait en quelques secondes.
Ce ne sont pas les femmes qui y trouveront avantage, la dérive ne se fera pas attendre. Ces messieurs choisiront les plus jeunes et les familles précaires n’auront d’autre choix que de sacrifier une fille ou toutes. L’Algérie n’est pas loin qui vit cette situation alors même que le pays est beaucoup plus riche. Non, ces familles n’aiment pas moins leurs enfants que nous, mais elles sont étranglées par la précarité.
C’est un tableau noir que vous nous proposez. Une page glorieuse du statut de la femme tunisienne se déchire. Certes, ce n’est qu’une déclaration mais elle en dit long sur le dessein du gouvernement qui devait donner une Tunisie Nouvelle à la liberté recouvrée… Il suffira d’une proposition et la majorité étant acquise, cet avenir noir pour la femme sera écrit.
Ce qui donne à réfléchir, c’est qu’il aura été écrit par une femme, progressiste, indépendante, jeune et intelligente. D’aucuns me diront que ce n’est pas un gage, mais on attend davantage d’une femme comme vous.
Le changement tunisien ne passera pas par le détricotage de ce qui fonctionne dans la société et qui l’a rendue ouverte et tolérante. Le vrai changement ne pourra pas passer par une démagogie quotidienne dont je vous sais à mille lieux. Les mesures bricolées ou les mesurettes qui sont autant de ballons d’essai, qu’on rattrape ou pas, ne feront pas le changement.
Le véritable changement pour la femme tunisienne passera par un modèle économique avant tout. Elle doit connaître un changement radical dans la condition dans laquelle elle se trouve. Être en mesure de prendre en charge son quotidien et ne plus connaître la misère ni matérielle ni spirituelle.
La femme doit se voir offrir des garanties par l’État et non des mesures négatives qui la fragilisent, une vision de la société qui lui assure la force d’un avenir et non le déclassement contre lequel le gouvernement propose des rustines. Le cynisme de certains a eu raison de la patience des femmes tunisiennes, vous devez leur faire entrevoir la lueur de clarté dans leur pays.
Vous êtes capable d’anticiper plutôt que d’improviser pour une surenchère de déclarations. Les femmes comptent sur vous qui leur avez dit humblement et sincèrement « j’ai besoin de vous toutes ».
Par votre déclaration, vous justifiez la légalisation d’une pratique salafiste dans les milieux les plus modestes, or les femmes issues de ces milieux ont plus que toutes les autres besoin de la protection de la loi qui cadre et prévient les dérives.
En effet, après avoir empli les têtes de ces jeunes femmes d’idées que leur corps comporte des parties haram, voici qu’ils nous démontrent leur obsession du corps en voulant que l’étreinte, l’exultation soient halal. Il ne s’agit aucunement de la défense d’un grand principe mais de couvrir et légaliser des actes d’une trivialité confondante.
Ainsi nos filles rendraient leur amourette ou leur désir « acceptable » aux yeux de tous. Le prêt à consommer sexuel est annoncé, mais si encore c’était pour le développement personnel, nous pourrions acquiescer… Et si la ministre que vous êtes pensait plutôt leur expliquer que le mariage civil les protégeait y compris contre elles-mêmes, quand elles sont en faiblesse psychologique ou sous l’emprise d’une famille ou d’un homme.
À l’instabilité politique et économique du pays ne peut s’ajouter une instabilité sociale et psychologique dont les femmes et surtout les plus jeunes, dans la crainte d’un devenir incertain, feront fatalement les frais. Les femmes algériennes paient un lourd tribut devant ces choix faits pour elles mais contre leurs intérêts.
Vous êtes ministre de la femme et de la famille, ne laissez pas les pressions vous rendre responsable des désirs sexuels des hommes assouvis au nom d’un dieu… au détriment des femmes. Ne permettez pas, Madame le Ministre, que la femme devienne un produit consommable et jetable.
Et excusez le désordre dans lequel j’ai exprimé mon exaspération, il est signe d’un espoir si fort en votre action.
Aïcha DOUROUNI-LE STRAT
Juriste et analyste politique
Spécialiste en sociologie électorale