Séminaire. Quel avenir pour la Libye post-Kadhafi ?

Le Dr Pierre Razoux, chercheur au Collège de la Défense de l’Otan, a organisé début décembre, un séminaire au sujet de l’avenir de la Libye. En voici une synthèse.

Parmi les principales conclusions, nous retenons que la Libye reste un pays traditionaliste, dans lequel aussi bien les laïcs que les salafistes sont très peu nombreux. La principale force politique est proche des Frères musulmans égyptiens. Il existe également une forte sensibilité nationaliste arabo-musulmane.

La Libye ne sera ni l’Irak, ni l’Afghanistan, ni la Somalie. Les prochaines élections qui doivent désigner une constituante avant juin 2012, verront probablement la victoire des Frères musulmans libyens. La nouvelle Libye se tournera vers le monde arabe et la Méditerranée. Ceux qui contrôleront la rente pétrolière contrôleront le pays.

Elle a déjà d’excellentes relations avec la Tunisie et ces relations sont appelées à se développer.

 

La Division de la recherche du Collège de Défense de l’OTAN a organisé, le 7 décembre 2011, un séminaire fermé sur le thème « Quel avenir pour la Libye ? », qui a réuni une dizaine d’experts en provenance d’Europe, de Libye et du Maghreb. Les conclusions de cette journée de brainstorming sont les suivantes :

 

Quels sont les principaux défis pour la Libye en termes de sécurité et de stabilité ?

La réconciliation nationale, car la guerre a créé des divisions durables qui transcendent les clivages régionaux et tribaux. Il apparaît nécessaire de dépasser la logique des rapports de force (beaucoup de jeunes ont pris goût à la guerre) pour promouvoir une logique civile et politique qui supplante la militarisation des esprits engendrée par six mois de guerre civile.

Les structures familiales fortes, alliées à une culture ancestrale de la négociation, devraient permettre de mener à bien une telle réconciliation. La première grande réunion qui s’est déroulée à Zawiya début décembre semble aller dans le bon sens.

Le désarmement des milices et/ou leur intégration dans des forces de sécurité représentatives de l’ensemble de la nation libyenne. Cette priorité passe par la reconstruction et la recomposition des ministères de la Défense et de l’Intérieur.

La remise en marche des principaux services publics (eau, électricité, ramassage des ordures, réouverture des écoles et des universités, là où celles-ci restent encore fermées – notamment en Tripolitaine).

La sécurisation des frontières, afin de limiter la marge de manœuvre de l’AQMI et d’assurer la sécurité des étrangers désireux de venir aider la Libye.

L’établissement d’un système judiciaire juste, qui fonctionne.

L’édification d’institutions permettant de s’affranchir du tribalisme, pour ne pas retomber dans les errements du passé.

La redistribution de la rente pétrolière suivant un modèle de péréquation juste (70 % du pétrole se trouve à l’est du pays, 80 % de la population se trouve à l’ouest).

La reconstruction de la société libyenne qui a été déstructurée pendant plus de 40 ans, pour refonder une culture citoyenne qui rompe avec la corruption, le népotisme et le clientélisme. Les Libyens doivent prendre leur avenir en main et se mettre au travail.

 

Quel est le calendrier électoral pour les mois à venir ?

Avant juin 2012 : élection d’une assemblée constituante qui aura six mois pour rédiger une constitution et mettre en place des lois fondamentales.

Avant la fin du printemps 2013 : élection d’un parlement, d’un président et nomination d’un gouvernement représentatif, légitimé par les urnes.

 

Quelles évolutions probables sur le plan politique ?

– S’ils divergent sur de nombreux points, les Libyens sont tous d’accord sur le fait que les réformes politiques ne doivent pas être téléguidées depuis l’extérieur. Tout interventionnisme, d’où qu’il vienne, serait perçu comme une ingérence qui susciterait immédiatement un fort sentiment de rejet.

La Libye reste un pays traditionaliste, fondamentalement musulman, dans lequel les « extrémistes séculiers » (progressistes laïques) n’ont aucune prise réelle, même s’ils sont motivés et tentent d’exister sur la scène médiatique internationale. La mouvance islamiste est aujourd’hui dominée par l’équivalent libyen des Frères musulmans.

La victoire des Frères musulmans en Égypte, du parti Ennahdha en Tunisie et du PJD au Maroc conforte leur mainmise sur la scène politique locale. Si des élections étaient tenues, ils remporteraient haut la main le scrutin.

Les nationalistes musulmans sont également influents. Les salafistes restent minoritaires et ne sauraient être assimilés à l’AQMI. L’influence d’Abdelhakim Belhadj, soutenu par le Qatar, et de ses combattants de la foi (environ 300 hommes) est très exagérée par Al Jazeera et, par ricochet, par les médias occidentaux. L’existence même d’un parti fort des Frères musulmans est un frein puissant à l’extension de la mouvance salafiste.

La Libye n’est ni l’Irak, ni l’Afghanistan, ni la Somalie. Il n’y a pas de problème de sectarisme religieux dans le pays. Le spectre des crises irakienne, afghane et somalienne, agité par certains médias, n’est pas pertinent.

– Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les tribus qui dominent aujourd’hui la vie politique libyenne, mais certaines villes et régions :

  •         – Tripoli, Misrata et Benghazi (le parti ou la faction qui contrôlerait ces trois villes serait assuré d’un avantage décisif dans la course au pouvoir).
  •           – La région du djebel Nafoussa (d’où est partie l’offensive qui a permis la libération de Tripoli, au sud-ouest de la capitale).
  •            – Zawiya et Zintane.

– La césure Tripolitaine / Cyrénaïque (partie occidentale / partie orientale) reste aujourd’hui très présente et transcende largement l’influence des tribus. Les tribus restent une organisation sociale sans réelle traduction politique.

Aucune d’entre elles n’est en mesure d’exercer une influence prépondérante sur la vie politique locale, même si certains experts ont souligné le rôle important de la tribu des Warfallas. Les milices n’ont pas une base tribale, mais plutôt régionale ou locale.

– Il est très difficile de dire aujourd’hui qui dominera la Libye demain. Une chose reste néanmoins certaine, ceux qui contrôleront la rente pétrolière contrôleront le pays.

La Libye, qui dispose d’une vingtaine d’années de réserves de pétrole (43 milliards de barils), restera un État rentier à échéance visible car une politique de diversification économique est toujours longue à mettre en place (au moins une décennie).

C’est la raison pour laquelle il est urgent de mener une réflexion sur la structure de la rente pétrolière (quels Libyens seront autorisés à récupérer les 100 milliards de dollars bloqués sur des comptes bancaires à l’étranger ? Pour les dépenser comment ?) et sur la manière d’assurer à la fois une juste répartition de la rente et des mécanismes de contrôle et d’équilibre pour s’assurer que celle-ci ne soit pas monopolisée par une petite élite.

Le modèle canadien de péréquation des richesses naturelles entre les différentes provinces a été cité comme un exemple qui pourrait valablement inspirer les nouvelles autorités libyennes.

Sans une telle politique volontariste, le contrôle de la rente suscitera inéluctablement de nouvelles violences, comme le déploiement de milices sur certains sites pétroliers le laisse déjà craindre.

– Les banques (qui détiennent 100 milliards d’avoirs bancaires libyens) et la communauté internationale ont les moyens de jouer un rôle important dans le processus de réforme politique de la Libye.

Ce rôle peut être toutefois fortement déstabilisant s’il vise à rétablir une nouvelle forme de clientélisme pour faciliter la conclusion de gros contrats dont la population n’a pas besoin (centrales nucléaires, armement sophistiqué). Le risque serait de retomber dans une politique de prestige et de course aux armements qui ne réponde en rien aux attentes réelles de la société.

 

Quel type d’organisation politique ?

– L’hypothèse d’un retour à la monarchie n’est ni crédible, ni en phase avec la réalité du terrain. Les monarchistes ont été muets pendant la guerre civile et sont restés à l’étranger. Leur légitimité est perçue comme quasi-nulle.

– L’hypothèse d’une fédération de tribus n’est pas davantage crédible.

– Un État centralisé, fort, n’est pas souhaitable, car il reproduirait les errements du passé et ne pourrait survivre qu’en s’appuyant sur un clientélisme dommageable pour la société.

L’option la plus raisonnable sur laquelle s’entendent de nombreux Libyens reste celle d’un État fortement déconcentré et décentralisé qui reconnaisse les spécificités des grandes régions, voire même des grandes villes, et institue un mécanisme de répartition de la rente pétrolière. Il pourrait s’agir d’un État fédéral ou confédéral, mais pas forcément. L’exemple du Canada a, là encore, été mentionné.

– Les Libyens, qui reviennent de loin, n’en sont pas encore à s’interroger sur le modèle parlementaire, mixte ou présidentiel. Ce sera le travail de l’assemblée constituante.

 

La Libye est-elle capable de contrôler l’ensemble de son territoire ?

– Pas pour l’instant, car l’armée n’existe plus en tant que telle. Seules les milices occupent une partie du territoire.

– Le risque existe de voir les nouvelles autorités libyennes limiter leur contrôle à la côte, aux villes et aux zones de production pétrolière, abandonnant de fait le grand sud aux Touaregs et à l’AQMI.

Les autorités libyennes semblent déterminées à combattre l’AQMI. Si le CNT découvre régulièrement des caches d’armes dans le grand sud, il est probable que l’AQMI en découvre également.

– Pour l’avenir, deux visions s’affrontent :

  •                 – La Libye doit contrôler physiquement l’intégralité de ses frontières, justifiant ainsi une armée pléthorique (certains Libyens évoquent 100 000 hommes) qui permette d’intégrer un maximum de miliciens, au risque de créer une armée inefficace susceptible de déstabiliser les autorités gouvernementales ;

  •              – La Libye ne fait face à aucune menace extérieure et il est impossible de contrôler effectivement les milliers de kilomètres de frontières avec les pays voisins. Ceux qui ont cette vision militent pour une armée de taille réduite (25 000 à 50 000 hommes), bien entraînée, qui se contente de contrôler les principaux points de passage (et donc de trafic), en s’appuyant à la fois sur des forces de sécurité intérieure enracinées localement et sur une coopération sécuritaire étroite avec les États voisins.

– Tous les participants se sont entendus sur le fait que l’armée libyenne de demain n’avait pas besoin d’armements lourds et coûteux (chars, avions de combat, navires de fort tonnage), mais plutôt de moyens de surveillance sophistiqués, tout comme de moyens d’intervention adaptés à l’immensité du territoire.

– Tous se sont également entendus sur le fait que le volet militaire du processus de réforme n’était pas prioritaire. La priorité reste la formation d’élites civiles.

 

Quelles relations avec les pays voisins ?

La relation avec l’Égypte, bien que complexe, est perçue comme importante et « gérable ». Nul doute que si les Frères musulmans venaient à diriger le gouvernement de ce pays, les relations en seraient facilitées avec la Libye.

La relation avec la Tunisie est excellente (seul pays avec lequel la Libye n’a pas établi de régime de visa). Les Libyens savent gré à leurs voisins tunisiens d’avoir accueilli plusieurs centaines de milliers de réfugiés pendant la guerre civile. De nombreux Tunisiens perçoivent la Libye comme un Eldorado capable d’absorber une partie de leur main d’œuvre qualifiée.

La relation avec l’Algérie reste problématique. Les Libyens éprouvent un vif ressentiment à l’encontre des autorités algériennes pour leur attitude pendant la guerre civile. Ils sont néanmoins pragmatiques et désireux de rétablir des relations « acceptables » avec ce pays, même s’ils se méfient des ambitions algériennes en direction des pays sahéliens, qu’ils perçoivent comme un moyen d’isoler la Libye.

Les relations avec le Soudan et le Tchad sont perçues comme correctes. Le gouvernement tchadien semble désireux de faire oublier son appui à Kadhafi, tout comme la présence de nombreux mercenaires tchadiens dans son armée.

La relation avec le Niger est plus délicate. Le pays, qui détient l’un des fils de Kadhafi, est perçu comme une tête de pont « vendue » à l’ancien régime.

– Dans l’ensemble, chacun s’accorde sur le fait que la nouvelle Libye ne sera plus tournée vers l’Afrique comme l’était le régime de Kadhafi, mais plutôt vers le monde arabe. Les exactions attribuées aux mercenaires originaires de pays d’Afrique sub-saharienne laisseront des traces.

Le Maroc est perçu comme un allié potentiel, utile pour contrebalancer l’apparente volonté du gouvernement algérien de marginaliser les nouvelles autorités libyennes. Car l’effondrement du pouvoir Libyen permettrait à l’Algérie d’évincer un concurrent pétrolier, de culpabiliser l’Occident (qui a « accompagné » le changement de régime à Tripoli), mais surtout de justifier son rôle de « policier du Sahel ».

 

Quelles relations avec les autres acteurs régionaux ?

Les Libyens ne sont pas dupes de la stratégie du Qatar qui consiste à les aider pour tenter de transformer la Libye en un émirat rentier planté sur la rive sud de la Méditerranée, qui deviendrait un relais d’influence du Qatar et des ÉAU.

Ils soulignent qu’ils se sentent profondément méditerranéens et ne se reconnaissent pas dans le modèle politique que projettent les pétromonarchies du Golfe, même s’ils acceptent pour l’instant toute l’assistance financière et matérielle en provenance de Doha et d’Abu Dhabi. L’Arabie saoudite semble en revanche hors jeu.

– Si la Russie et la Chine sont pour l’instant critiquées pour avoir soutenu l’ancien régime, de nombreux Libyens leur savent gré de ne pas avoir opposé leur veto au Conseil de sécurité des Nations Unies. Les Libyens, qui se veulent pragmatiques, semblent déterminés à ne pas écarter les firmes chinoises, ne serait-ce que pour équilibrer leurs futurs partenariats économiques. Les Russes semblent par contre avoir perdu un marché qui leur a longtemps été acquis.

– Comme partout ailleurs sur la rive sud de la Méditerranée, la Turquie d’Erdogan est perçue comme un modèle.

Les Libyens se déclarent de fervents supporters de la cause palestinienne et attendent les Occidentaux sur ce dossier.

L’Union européenne est perçue comme un partenaire de choix pour accompagner la transformation et la modernisation du pays.

 

Quelle relation avec l’OTAN ?

Si l’image de l’OTAN est excellente en Cyrénaïque, elle est beaucoup plus mitigée en Tripolitaine. Elle est carrément mauvaise dans le sud du pays. Quatre-vingts pour cent des Libyens n’ont rien connu d’autre que la rhétorique antioccidentale véhiculée par Kadhafi pendant quarante ans, et perçoivent l’OTAN comme le bras armé d’un « néo-impérialisme occidental ».

– L’OTAN a fait le bon choix en mettant fin à l’opération Unified Protector et en ne s’engageant pas au sol. Toute présence militaire de l’OTAN sur place serait perçue, par une majeure partie de la population, comme une force d’occupation.

L’OTAN est perçue comme un partenaire qui peut aider la Libye à réformer son outil de défense, à condition de ne pas agir sur place. La Turquie est vue comme le vecteur idéal, capable de faire le lien entre l’Alliance et la Libye.

– Pour un certain nombre de Libyens, l’intégration éventuelle de leur pays au sein du Dialogue méditerranéen est perçue comme une alternative intéressante, mais qui ne saurait survenir qu’après la tenue d’élections démocratiques. Toute décision d’adhésion au Dialogue méditerranéen prise par un gouvernement intérimaire serait considérée comme illégitime.

 

Comment aider la Libye à progresser sur la voie des réformes ?

– En n’intervenant pas directement dans les affaires intérieures du pays.

– En aidant la Libye à progresser rapidement sur la voie de l’éducation et de la formation de ses cadres (les trois-quarts de la population seraient analphabètes).

– En encourageant la création d’associations visant à inculquer une culture de la différence et du dialogue.

En encourageant le multipartisme, car plus il y aura de partis politiques, plus les milices pourront se fondre dans le jeu politique local, diluant ainsi leur pouvoir de nuisance.

En créant un fonds destiné à faciliter le désarmement et la reconversion des miliciens, en leur offrant par exemple la possibilité de se former à l’étranger.

– En offrant des formations adaptées à ses cadres, tant civils que militaires.

Dr Pierre RAZOUX