Que signifie la victoire d’Ennahdha pour l’avenir de la Tunisie ?

 Que signifie la victoire d’Ennahdha pour l’avenir de la Tunisie ?

La joie d’un supporter nahdhaoui devant les bureaux d’Ennahdha. Photo AFP.

C’est fait ! Le parti islamiste Ennahda remporte les élections en Tunisie avec 41,70 % des voix et obtient un impressionnant 90 sièges sur les 217 sièges de la future Assemblée constituante, selon les résultats définitifs, annoncés hier jeudi 27 octobre, par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Les islamistes deviennent ainsi de loin la première formation politique du pays. Ils sont suivis du Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki (13,82 % des voix) qui obtient 30 sièges, et le parti de centre-gauche Ettakatol (9,68 % et 21 sièges). Que signifie pour l’avenir proche et plus lointain du pays cette domination qui, si elle correspond à la fourchette haute des prévisions, prend malgré tout de court par son ampleur les progressistes tunisiens ? Décryptage.

Un mot vient d’emblée à l’esprit suite à une rapide lecture des résultats définitifs du scrutin de la Constituante en Tunisie : rupture. La configuration du trio de tête ne laisse en effet aucun doute à ce sujet. Ce sont les partis qui jouissent d’une image d’opposition la plus frontale avec l’ancien régime qui l’ont emporté, respectivement à la droite de la droite (Ennahdha qui par bien des aspects reste à l’extrême droite), au centre (CPR), et à gauche (Ettakatol).

Si l’on considère aussi le succès surprise, mais en partie invalidé, de la liste aux relents démagogues d’Al Aridha (Pétition Populaire), ce scrutin aura été aussi la victoire du populisme, avec en guise de fléau un certain apolitisme.

Car la soif de revanche sur l’ancien régime explique en grande partie ces résultats, Ettakatol récoltant les fruits de son habile refus de participation à tout gouvernement provisoire (préférant le Conseil de protection de la Révolution), le CPR bénéficiant d’un retour sur investissement, ayant joué la carte du caméléon refusant toute étiquette idéologique, et Ennahdha apparaissant comme le parti martyr ayant le plus souffert de la répression Benaliste.

Le vote sanction, ou le rejet de l’opposition molle, en décalage avec les préoccupations populaires

Les grands perdants, les partis les plus modernistes et laïques, payent sans doute auprès de l’opinion leurs choix stratégiques en porte-à-faux par rapport aux réalités. Ils ont été perçus comme élitistes, ciblant des priorités idéologiques là où le peuple s’est révolté essentiellement pour des raisons sociales, dans un soulèvement contre la corruption à laquelle est associé le clan Ben Ali.

Pourtant, tant le PDP que le Pôle Démocratique Moderniste qu’Afek qui héritent de quelques miettes en termes de siège avaient prévenu : nous aurions tort de nous focaliser sur des questions économiques dans une campagne électorale prélude à l’écriture d’une Constitution. Rien n’y a fait : l’assainissement du pays des restes de l’ex RCD aura prévalu sur les choix des électeurs et dicté le vote d’une majorité d’entre eux.

Moins impressionnante qu’il n’y paraît une fois décryptée et décomposée en nombre de voix, la victoire d’Ennahdha, avec en réalité simplement 2 millions de voix sur les 4.5 millions d’inscrits et les 7.5 millions de votants, répondait cela dit à d’autres logiques encore. Des logiques identitaires, des réflexes réactionnaires.

L’islamisation par le bas

Tout relatif qu’il est, un tel score (42% des voix) aide-t-il à rester humble et à se réformer ? A en croire le ton triomphaliste des dirigeants d’Ennahdha et de leur base, rien n’est moins sûr.

Pourtant, une distinction est à opérer entre des dirigeants confrontés à la gouvernance, et une base populaire qui attendait son heure depuis longtemps, surtout depuis ce qu’on appelle la « sahoua islamya » (la renaissance islamique) qui touche toute la région depuis le début des années 2000.

Le vote Ennahdha reste un vote identitaire : comme l’ont montré très tôt les sondages d’opinion, la plupart des voix qui lui étaient acquises l’étaient avant même la publication de son programme.

A l’évidence, les mosquées auront joué un rôle fédérateur dans la large victoire du parti islamiste qu’elles auront indirectement boostée. Tout comme les moyens sans concurrence possible en provenance des chancelleries du Golfe et leurs circuits de financement aussi abondant qu’opaque. Malgré toutes les bonnes intentions et le volontarisme réformiste affiché d’Ennahdha, tout pousse à penser que les royaumes en question auront leur mot à dire sur la politique adoptée par un parti qui leur doit tant.

Là où en Occident notamment, l’électorat tend à voter plus à gauche face aux dérives affairistes de la droite, en Tunisie, et plus généralement dans les pays non encore sécularisés, l’assainissement de l’économie passe donc par plus de droite. « Ils vont nettoyer le pays et nous débarrasser du ‘‘fassad’’». C’est cet argument qui revient le plus chez les partisans nahdhaouis. Soulignons que le mot « fassad » signifie autant la corruption financière que celle au niveau des mœurs.

Conservatisme et ordre moral

Plusieurs signaux indiquent donc une convergence vers la tentation d’un ordre moral. En témoigne l’empressement de certains cadres du parti, notamment sa candidate (non voilée) victorieuse de la circonscription Tunis 2, à réformer avant tout le secteur de l’éducation nationale, véritable urgence pour Souad Abdelrahim.

Membre du bureau exécutif d’Ennahdha, Farida Laabidi affirmait quant à elle le 14 août dernier que la révolution tunisienne n’avait pas demandé de libertés individuelles (qu’elle caricature en « libertés sexuelles »). Si l’on considère que la démocratie ce sont d’abord les libertés individuelles avant d’être l’état de droit (l’Iran, cité en exemple de démocratie par Rached Ghannouchi est par exemple un « état de droit »), cela n’est pas de très bon augure pour la démocratisation du pays.

C’est en outre la branche dure du parti qui est aux affaires aujourd’hui : le prochain congrès du parti verra l’intronisation de Hammadi Jebali, actuel numéro 2, à la tête du parti, lui qui aujourd’hui se présente comme un incontournable au poste de Premier ministre, alors même que son passé d’activiste contient encore une part d’ombre, s’agissant de son implication présumée dans la vague terroriste de la fin des années 80 en Tunisie.

Enfin, un certain esprit de plébiscite et de culte de la personnalité entoure la figure du « Cheikh » Ghannouchi. Nous avons pu constater aux différents meetings de campagne à quel point une certaine vénération lui est vouée. C’est l’homme providentiel à qui on embrasse le front et dont les entrées sont saluées en « standing ovations » solennelles pleines de soumission.

Si l’on admet que la démocratie, au-delà d’un simple processus électoral fait d’urnes et de transparence aussi exemplaire soit-elle, c’est avant tout un corpus d’idéaux démocratiques universels, alors les forces réellement progressistes en Tunisie, minoritaires aujourd’hui, ont devant elles une tâche colossale d’une démocratie où tout reste à construire.

Seif Soudani