Printemps arabe La contagion ibérique?

Un vent de jasmin soufflerait-il sur l’Espagne ? En prenant de court l’ensemble des observateurs politiques et géopolitiques, le récent mouvement de contestation en Espagne, quoi qu’on en pense, a sans doute l’étoffe de ces événements qui sont tellement avant-gardistes et complexes à la fois, qu’ils requièrent que les choses se décantent des semaines, des mois, voire des années entières avant qu’opinion et spécialistes n’en saisissent l’ampleur et les enjeux. Et c’est probablement là que réside d’ailleurs le premier point commun du mouvement avec son pendant tunisien, première révolution aboutie du 21ème siècle, qui vit l’émergence d’une jeunesse révoltée qui n’a pas fini de fasciner, actuellement « à l’étude », épiée et analysée encore à ce jour par le monde entier, médias, classes politiques et services de renseignement compris. A l’insu de tous, les dominos seraient-ils en train de tomber, aussi, à rebours ? Ou s’agit-il d’un simple effet de mode ?

Ayant pour épicentre la Puerta del Sol au cœur du centre-ville de Madrid, la configuration-même des manifestations, en forme de sit-in pacifistes, rappelle immanquablement la Kasbah de Tunis et ses semaines de blocage, de campings déterminés et d’escarmouches opposant manifestants aux forces de l’ordre, sorte de prolongement en forme de répliques au séisme du 14 janvier.

Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Les drapeaux tunisiens brandis dans les villes espagnoles (58 villes ont répondu à l’appel du 15 mai) sont là pour rappeler qu’il existe une convergence des causes, comme pour signifier un certain universalisme des étincelles révolutionnaires à la source des mêmes mécanismes du soulèvement populaire, l’émulation achevant de produire cet inattendu effet d’écho, de l’autre côté de la Méditerranée.

L’apolitisme, ensuite, est la similitude la plus marquante : que ce soit en Tunisie, en Égypte ou en Espagne, les partis politiques sont non seulement dépassés par les événements, mais les jeunes protagonistes, typiquement des moins de 30 ans, ne s’y reconnaissent plus. Si bien qu’à la veille des élections régionales espagnoles, les manifestants qui se disaient tantôt de gauche, tantôt apolitiques, n’eurent cependant aucun scrupule à faire chuter les socialistes dans leurs fiefs historiques, Barcelone en tête, au risque de faire le jeu de la droite conservatrice…

« Nos rêves sont plus grands que vos urnes ! » pouvait-on lire entre autres slogans récurrents, utopistes diront les plus optimistes, populistes selon les plus méfiants à l’égard de ceux qu’ils appellent des « paradoxaux », le paradoxe étant en l’occurrence de faire potentiellement le jeu des extrêmes. Des démagogues qui se frottent déjà les mains, eux aussi à l’affût, sachant pertinemment que tant le vote blanc que l’abstention les renforcent de fait, mathématiquement, quand ce n’est pas le vote dit « de protestation » qui les porte à des scores inespérés : le bipartisme étant une des cibles du mouvement, les micro partis sont à la fête. De l’anti capitalisme à l’anti globalisation, en passant par l’indignation sur le mode de l’exportation du conflit israélo-palestinien à la Stéphane Hessel dont le dernier livre « Indignez-vous ! » a même donné son nom au mouvement (les Indignés), les revendications peuvent parfois s’apparenter à un fourre-tout idéologique au message brouillé par des bouc-émissaires pas toujours pertinents, s’agissant du chômage des jeunes espagnoles qui reste pourtant la cause première de leur désenchantement. Quant aux masques issus du film de référence, emblématique du jeune révolutionnaire blogueur, V for vendetta, ils sont là comme pour suggérer une certaine ambiance quasi bon enfant, si ce n’est la présence de meneurs plus « pro » comme les leaders des collectifs Attac et Anonymous.

Malgré tout, la comparaison avoue ses limites lorsqu’on l’on lit par ailleurs « ¡Democracia Real Ya! » (« Démocratie réelle, maintenant ! »), ou encore « Liberté d’expression ! »… Car si les peuples arabes, peuple tunisien en tête, avaient bel et bien mené une authentique lutte pour une démocratie non encore acquise, et contre le joug de ce qui est convenu objectivement d’appeler un véritable dictateur, l’Espagne est quant à elle une démocratie bien réelle, dont l’appartenance à l’UE garantit du reste une conformité stricte aux standards européens en matière de droits de l’homme et des libertés individuelles. Dans ces conditions, la question est posée de la banalisation de certaines demandes pouvant sembler vides de sens, sinon vaguement complotistes, en ce qu’elles sous-entendent que l’Occident serait gouverné par d’obscures oligarchies responsables de tous les maux.

Quoi qu’il en soit, simple survivance de l’altermondialisme ou énième épisode de la série des profondes transformations géopolitiques en cours aux conséquences d’autant plus imprévisibles qu’elles sont aujourd’hui transcontinentales, ce qu’on appelle désormais « Mouvement 15-M » reflète bien le désarroi presque existentiel d’une génération laissée pour compte, Juventud sin Futuro (« Jeunesse sans avenir »), entre l’échec de la social-démocratie, le divorce qui se précise avec la classe politique et un monde post idéologique menaçant d’annoncer le retour, à terme, de forces anti républicaines, comme le pressentait déjà un Thierry Wolton dans son ouvrage visionnaire à cet égard : « Rouge Brun, Le Mal du Siècle ».