Point de vue- L’écrasante responsabilité des islamistes tunisiens

Quand je circule à Tunis, j’éprouve un sentiment d’amertume qui ne me quitte plus.

Ben Ali inspirait la crainte, certains islamistes aussi.

Aux Berges du Lac où je me rends tous les jours, un seul café est ouvert depuis lundi dernier. Même l’épicier du coin n’ouvre plus que l’après-midi.

Le soir, chez moi au Manar, les décibels de la mosquée arrivent jusqu’au salon : appels à la prière, la prière elle-même, les conférences (dourouss), les prières du tarawih…

Je n’ai rien contre ceux qui sont croyants, ceux qui prient, ceux qui ont la foi. J’en fais peut-être partie, peut-être pas, je ne le dirai pas simplement parce que c’est une question individuelle.

Depuis la révolution, certains courants islamistes font un pas chaque jour. Ils s’arrogent tous les droits. Les décibels qui recouvrent le pays sont une manière d’occuper l’espace public. Idem pour les écoles coraniques qui ont proliféré, les tentatives de prières dans la rue, la main mise sur plusieurs mosquées où les imams officiels ont été démis, l’action caritative ostentatoire…

Tout cela m’inquiète, en tant que citoyenne et en tant que maman. Et mon inquiétude, à ce que je vois autour de moi, est bien partagée.

Je suis inquiète parce que je ne sais pas de quoi demain sera fait, parce que je ne vois pas de garde fous, je ne vois pas de règles du jeu, la loi est bafouée tous les jours et d’abord par des courants islamistes, parce que ces gens qui s’agitent au nom de l’Islam, je ne sais pas où ils s’arrêteront, je ne sais pas quelle sont leurs intentions, ni s’ils ont un programme, je ne sais pas qui ils sont et qui les finance.

J’aurais aimé, pour mon pays, que les Tunisiens profitent de la révolution pour effectuer un saut dans la modernité. Je ne parle pas de cette fausse modernité des paillettes que l’on peut voir sur des chaînes de télévision européennes ou libanaises. Je parle de concepts, de libertés individuelles, de vraie démocratie, de respect de la loi et des droits humains, d’égalité des chances, d’Etat moderne, d’éthique, de respect de l’individu…

Au lieu de cela, je lis et j’entends que le vrai débat, c’est la place de l’Islam dans ce pays, on nous parle de khilafa, de modèle salafiste, des droits de la majorité (alors qu’une démocratie, ce sont les droits de la minorité aussi). J’ai l’impression que des forces obscures tirent le pays vers l’arrière.

Sur Facebook, de très nombreuses pages politiques s’activent dans le même sens. Elles appellent à la sédition, à la désobéissance civile,  discréditent d’avance les élections, et tout ce qui subsiste comme structure étatique organisée, la police, l’armée, le gouvernement, le premier ministre, les différentes instances consultatives, appellent à des sit-in, grèves, revendications, occupations de l’espace public, en bref à l’insurrection généralisée.

Derrière la majorité écrasante d’entre elles, et elles ne s’en cachent pas, des islamistes. La plupart du temps, ces pages soutiennent Ennahdha et dans d’autres cas, sont animées par des salafistes purs et durs qui récusent toute démocratie et veulent revenir au modèle de l’Etat islamique originel.

Au lieu de parler d’avenir, de construire notre avenir tous ensemble, nous débattons d’identité, de place de l’Islam et de la langue arabe et nous agissons comme  si nous étions incapables de regarder le monde qui nous entoure et d’en tirer les leçons.

Au lieu de discuter des programmes des partis, alors que les élections approchent à grands pas, nous discutons de la place de l’islam et de la langue arabe. Alors que ce n’est pas l’islam qui pose problème évidemment, mais certaine conception de l’islam perverti par les ambitions politiques.

A qui profitent les inquiétudes de la population, à  qui profite le chaos ambiant ? uniquement aux courants politiques islamistes qui peuvent alors apparaître comme les seuls capables de tenir le pays.

C’est le chaos et la guerre civile qui ont amené les talibans en Afghanistan et les Chabab en Somalie.

La responsabilité d’Ennahdha est écrasante. C’est le parti le plus structuré et le plus puissant. On l’a rarement entendu tenir des propos apaisants et rarement entendu rassurer. Par contre, souffler sur les braises semble être sa spécialité. La Tunisie a besoin d’hommes d’Etat aujourd’hui. Les leaders d’Ennahdha sont au mieux des hommes politiques.

Soufia Limam