Les témoignages des victimes de l’autoritarisme bouleversent la Tunisie

 Les témoignages des victimes de l’autoritarisme bouleversent la Tunisie

Une partie de l’audience


Diffusée à la même heure de grande écoute que la première séance dont le stream vidéo a été vu par 2,6 millions de spectateurs, la seconde séance d’audition publique des victimes du despotisme a fait l’effet d’une réplique du séisme initial sur l’opinion publique.



Les détracteurs du processus de justice transitionnelle dans son ensemble lui reprochent souvent le retard accumulé de bientôt 6 années après les évènements de la révolution, avant d’en voir les « premiers résultats concrets ». Il serait vain de revenir sur les causes complexes de ces délais, en partie d’ordre législatif et institutionnel. Mais s’il est vrai qu’un « processus express », dans la foulée immédiate de la révolution, aurait certainement bénéficié d’un « momentum », un état de grâce politique qui aurait permis des avancées plus substantielles autrement plus rapides, un processus qui atteint son rythme de croisière en 2016 permet d’avancer dans un terrain moins miné, quasiment apaisé, du moins plus rationnel.


D’aucuns pointent du doigt l’absence des trois présidences à ces séances historiques, quoique le gouvernement était représenté par deux ministres. Une absence dont il faudrait minimiser l’importance, d’autant que la plupart des véritables intéressés ont répondu présents, dont les élites du pays, les familles des victimes, les représentants de plusieurs commissions vérité des quatre coins du monde qui suivent de près le processus tunisien : le président de la commission brésilienne qui a achevé ses travaux fin 2015, la vice-présidente de la commission du Pérou, Mustapha Iznasni de la commission Equité et réconciliation du Maroc, etc.


« Le plus important fut cependant l’adhésion et la présence massive de la presse nationale et internationale », a insisté la présidente de l’IVD ce matin lundi. A la grogne de ne pouvoir accéder à la salle des audiences a succédé une quasi hypnose dès l’entame des récits des victimes.


« Je suis ici pour rompre avec l’atmosphère un peu pesante de la première audience », nous confie Bayrem Kilani, alias Bendirman, venu interpréter une chanson en hommage aux résistants des évènements dits du Bassin minier durement réprimés en 2008.


C’est en effet le syndicaliste Béchir Laabidi qui ouvrait le bal de la seconde séance vendredi. Le moment où il divulgue le nom de l’officier chargé de la supervision de sa torture signe l’entrée de l’expérience tunisienne dans une dimension que n’avait pas atteinte son homologue marocaine : les noms des auteurs de violations seront bel et bien exposés publiquement. 


Les séances d’audition publiques seront encore néanmoins réservées pour encore quelques temps, le temps d’une première phase, aux seules victimes. Dans les commissions vérité qui ont fait la part belle d'emblée aux bourreaux, notamment en Amérique latine, ceux-ci ont été particulièrement combatifs, ont transformé les séances en tribunes ouvertes, et l'image des commissions en a été durablement entachée. L’IVD ne veut pas reproduire cette erreur. 


« La plus belle chose que j’ai retenue des séances d’audition publiques, c’est la famille du communiste Nabil Barakati qui remercie l’avocat islamiste Samir Dilou, et la famille de l’islamiste Fayçal Baraket, qui remercie la famille de l’avocate communiste Radhia Nasraoui », a réagi Marwen Jedda, militant associatif, à propos du reste du déroulement de la séance. 


« Ces mots-là, ces faits-là, cette émotion-là, n’avaient jamais eu droit à une telle résonance médiatique en Tunisie. La révolution de 2011 a bien eu lieu, la page de la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali a bel et bien été tournée. Mais la fracture de la société tunisienne autour de l’islamisme, béante en 2013, puis les déceptions sociales et économiques de la révolution ont insidieusement nourri le désintérêt, l’oubli, voire le déni de ce que fut l’horreur carcérale de la dictature passée », écrit Frédéric Bobin dans Le Monde.


Une victime a pourtant fait le pari quasi christique d’en appeler à ses bourreaux pour s’auto dénoncer. Ainsi Sami Brahem a déclamé : « Je lance un appel à mes bourreaux, je suis disposé là maintenant… et ils m’écoutent à cet instant, s’ils avouent, s’ils ont ressenti que j’étais sincère, que je n’ai pas exagéré, que je n’ai rien ajouté, s’ils sentent que je suis sincère, qu’ils viennent ici et qu’ils avouent, et qu’ils finissent les chapitres de l’histoire que je n’ai pas cités : pourquoi ont-ils fait ça ? Est-ce qu’ils avaient une position idéologique contre nous ? Etaient-ils manipulés ? Voulaient-ils avoir une promotion sur notre dos ? Y avait-il une politique, étaient-ils obligés ? Que s’est-il passé exactement ? Nous voulons comprendre pourquoi ces choses se sont passées, s’ils viennent et qu’ils avouent, je suis disposé à leur pardonner, à condition qu’ils nous expliquent ».


Coulant de source en Afrique du Sud, pays de culture chrétienne, les séances d’audition publiques étaient quotidiennes pendant des mois, encadrées par une Commission vérité présidée par un prêtre, et évoquant une configuration ecclésiastique de la confession et de la rédemption. Les stades où cela se déroulait rappelaient les mega churches. En terre arabo-islamique, cette configuration est encore inédite et est en passe d’être intégrée et normalisée auprès de l’opinion bousculée par un setup nouveau, une communion dans la douleur qu’elle pensait impensable même post-révolution, et qui isole aujourd’hui les derniers tenants de la nostalgie de l’ère sécuritaire.


« Depuis quelques jours, l’IVD passe en boucle les témoignages bouleversants de ceux qui ont été torturés. Cette transmission a permis de lever le voile non seulement sur les exactions de Ben Ali mais aussi sur la réalité affligeante de certains "progressistes". J’ai eu honte de toutes les fois où je me suis moquée de la torture infligée à ces islamistes ». Admet courageusement la blogueuse Jolanare Jo.


 


Seif Soudani