La victoire d’Ennahdha analysée par Hamadi Redissi – Les raisons d’un succès populaire

 La victoire d’Ennahdha analysée par Hamadi Redissi – Les raisons d’un succès populaire

Selon Hamadi Redissi

L’intellectuel tunisien Hamadi Redissi, spécialiste très en vue de l’islam politique et penseur critique de l’adéquation entre islam, modernité et valeurs démocratiques, a accepté de répondre à nos questions dans sa résidence de la Marsa qu’il quitte rarement, tout absorbé qu’il est par ses recherches et les sollicitations des médias locaux, surtout depuis la récente victoire sans bavure d’Ennahdha aux élections de la Constituante. Comment expliquer une telle victoire ? Voici la réaction sans détours d’un homme connu pour son franc-parler.

 

LCDA : Pourquoi, selon vous, les premières élections libres en Tunisie, après une révolution qui réclamait la liberté et la dignité, ont consacré un parti islamo-conservateur, Ennahdha, avec un succès électoral indéniable de plus de 41% des suffrages ?

Hamadi Redissi : D’abord, il faut relativiser cette victoire. Le score d’Ennahdha n’est pas aussi large qu’il n’y paraît. Le corps électoral en Tunisie est constitué de 7 millions et demi d’électeurs. 3,7 millions de Tunisiens se sont déplacés aux urnes. Ennahdha a eu environ 1 million et demi de voix, ce qui nous donne en réalité 37,9% des suffrages exprimés. Mais ce parti a bénéficié de deux avantages déterminants : la mobilisation de ses militants, et le mode de scrutin de la représentation proportionnelle au plus fort reste.

Ennahdha a profité aussi de la faiblesse des autres partis qui ont été incapables d’avoir ne serait-ce qu’un quotient électoral, ce qui fait qu’il y a quelque 1,3 million de voix qui se sont évaporées dans la nature (Ndlr : Le mode de scrutin à la proportionnelle a fait en sorte que les voix attribuées aux plus petits partis et aux listes indépendantes n’ont pas obtenu de sièges à l’assemblée constituante. Cela dit, un mode de scrutin autre que celui-ci aurait favorisé Ennahdha encore davantage selon les spécialistes).

Pour schématiser, nous avons donc un tiers des Tunisiens qui ont fait le déplacement, dont un bon tiers a voté Ennahdha, un tiers qui a voté pour l’opposition, et un tiers qui aura voté inutilement. Par conséquent Ennahdha représente toujours 22 à 23% du corps électoral.

Cela dit, la victoire d’Ennahdha est effectivement large. Elle est homogène, bien répartie sur tout le territoire : les électeurs ont propulsé Ennahdha en première position partout dans le pays, avec un ratio de 1 électeur sur 3, parfois même 1 électeur sur 2 dans certaines régions. Cela est un constat indiscutable.

Ceux qui n’ont pas voté ont eu tort, tout comme ceux qui ont dispersé leurs voix. Idem pour ceux qui dans la classe politique ne se sont pas unis pour former un front afin de faire barrage à Ennahdha, ou simplement pour unir les forces pour la modernité et le progrès. Mais gardons à l’esprit que 60% des électeurs n’ont pas voté Ennahdha. C’est donc une victoire relative, mais elle est importante, il faut le reconnaître.

Plusieurs raisons expliquent son succès populaire. Quelques-unes des plus immédiates : la première, c’est que le parti est un parti historique, et les gens ont voulu voter pour un parti qui rompt avec l’ancien système. Ennahdha est un parti qui a « vendu » la rupture, même si, comme nous le verrons dans les prochains mois, cela ne s’avèrera pas si vrai que cela. Ils ont voté aussi par culpabilité.

Je pense qu’il y a eu en gros 3 cercles de votants Ennahdha. D’abord le cercle de la militance : le parti a mobilisé une armée de militants, forte, prétend-elle, de ses 30 000 victimes de la répression. Des cellules dormantes, des militants dans les quartiers, ceux qui font un travail de proximité, ceux qui se déplacent dans les bus pour faire le plein aux meetings, mais également des militants itinérants dans les régions les plus reculées… Ils ont la conviction que le pouvoir est un fruit mûr pour être cueilli aujourd’hui. Tous ceux-ci forment le noyau dur du mouvement.

Le deuxième est celui que j’appelle le cercle de la piété. C’est celui de la dévotion. Ennahdha se dit un parti civil, mais commence tous ses meetings par la « basmallah », du « takbir » et quelques versets du coran. Il les finit par le rappeur Psycho M, un rappeur antisémite, misogyne et violent (il avait notamment appelé au meurtre du cinéaste Nouri Bouzid). C’est aussi un parti civil, nous dit-on, mais qui a mené campagne en disant que ne pas voter Ennahdha, c’est voter contre la religion. Certains ont voté, croyant qu’ils seraient rétribués dans l’au-delà, en votant pour un parti ici-bas. Pour eux, Ennahdha est donc le parti de Dieu.

Le 3ème cercle est celui de la culpabilité : eu égard aux informations distillées depuis le 14 janvier, révélant la bassesse et les crimes du clan mafieux de Ben Ali, il s’est créé un fort sentiment de culpabilité : les gens se morfondent, ils se disent qu’ils ont été complices soit par leur silence, soit par leur lâcheté, soit par leur soutien, à une gestion désastreuse du pays et sa mise en coupe réglée. C’est ce sentiment qui a généré un élan de miséricorde ayant servi d’appui à Ennahdha qui représente pour beaucoup le parti de « l’assainissement » vertueux.

Ce sont des cercles qui obéissent davantage à une logique d’affect qu’à des logiques de classes sociales. C’est eux que le parti Ennahdha a su mobiliser pour sortir victorieux de ce scrutin.

Propos recueillis par Seif Soudani