La chronique du Tocard. Voleur un jour…

 La chronique du Tocard. Voleur un jour…


 


Comme j'ai une mémoire taillée sur mesure, à chaque fois que je me trouve en Suisse, je pense à ce premier voyage effectué à Genève à la fin des années 80 où on a dû se pincer plusieurs fois pour le croire tellement on était revenu à domicile heureux, chargé comme des Fenwicks, avec nos sacs remplis de vêtements en tout genre et en qualité supérieure, qu'on avait récupérés à l'œil, grâce à nos talents de voleurs émérites et aussi un peu grâce à la naïveté des commerçants helvétiques.  


 


Je devais avoir 17 ans, quelques mois donc avant l'aggravation de la majorité pénale, le meilleur âge pour faire des conneries, encore un môme, pas tout à fait un adulte devant la loi.


J'étais surtout en pleine possession de mes moyens de voleur, avec comme qualités primordiales de superbes réflexes, une terrible audace et une insouciance abyssale. Je suintais la confiance à plein nez, auréolé de plusieurs exploits, des vols réussis dans des situations improbables. Du grand art, oui : au moins, j'étais doué pour quelque chose ! Et il était grand temps d’en profiter. 



On était parti à Prémanon, un joli petit bled du Jura, à cinq : deux Gnoules et trois fromages qui puent, mais de loin, on ne voyait que les bronzés surtout dans ce village situé à quelques encablures de la frontière suisse, qui ne connaissait des banlieusards que l'image désastreuse renvoyée par les médias.


Pas « d'islamistes » à l'époque, encore moins de Daech, ni même de musulmans. Juste des Melons, des Bougnoules, des Bicots, des Crouilles, enfin plutôt des « Beurs », ce mot poli mais insupportable de mépris, inventé par ces pourritures de SOS Racisme, professionnel de l’antiracisme moral, pour qui nous n’étions que de pauvres victimes à sauver et qui se sont servis de nos malheurs pour se faire une jolie place au soleil. 



Genève se trouvait à une cinquantaine de kilomètres de Prémanon, et à bicyclette, c’était une belle petite balade à faire. Des villages pittoresques défilaient devant nous. Après deux heures de route, on avait fait une halte dans l’un d’entre eux. On flânait dans les magasins avec aucune arrière pensée. Loin de nous l’idée de voler, faut pas tout mélanger : y a un moment pour tout.


Mais le mec de ce magasin de sport devait vivre sur une autre planète. Je me souviens très bien de ce qu’il avait dit : « Je dois aller poster des lettres, je reviens dans cinq minutes ». Cinq minutes, c’est 300 secondes ! T’as largement le temps de remplir trois sacs  !



Je me rappelle avoir demandé à l’un de mes copains de me pincer le bras … Je croyais rêver. Avec le recul, je sais que c’était hautement dégueulasse, voire impardonnable, d’avoir profité de la gentillesse de ce vendeur et surtout d’avoir abusé de sa confiance. Lui aussi avait des factures à payer. Mais ça, tu le sais après. 



On a continué notre mission avantageuse en se servant dans chaque magasin que nous croisions, sans voir forcément le mal qu'on faisait, et c'est sans doute cela qui est le plus grave. 



Il faut dire que j'ai commencé à voler très jeune. Déjà, à huit ans, au Franprix de la cité, avec mon meilleur ami Benoît qui avait chouré le chéquier de sa mère, mais comme il manquait la signature de la daronne, le chèque était inutilisable pour notre plus grand malheur. 



Le caissier avait également demandé à voir la pièce d’identité de la maman de Benoît. Là encore, mon pote avait omis ce détail de la plus haute importance. On avait eu cette idée géniale parce que l'institutrice nous avait expliqué qu'on pouvait acheter ce qu'on voulait avec un chèque et quand on est gamin, on gobe tout ce qu’on entend. 



Madame Benoît avait été prévenue par téléphone fixe parce qu’à l'époque, le portable n'existait pas et pourtant on communiquait mieux. Dans la foulée, elle avait interdit de vive voix à son fils de jouer avec les arabes, oubliant de façon mécanique les liens sincères d'amitié qui existaient depuis plusieurs années entre Benoît et Nadir.


Un Bougnoule reste un Bougnoule : il n'a pas le droit à l’erreur.  Son fils, 100% pur Porc était bien entendu, 100% innocent ! Blanc comme neige ! Malgré ce premier échec, j'allais suivre les traces des plus grands.



A la cité, « nos » normes sont différentes. Passer par la case voleur n’est pas surprenant. Ça ne veut pas dire que ce soit une fatalité. Je n’oublie pas la responsabilité des individus. C’est juste que si t’as envie d’aller faire un saut de ce côté-ci de la délinquance juvénile, t’as les conditions idéales : les exemples, avec le mode d’emploi.



Avec le temps et l'habitude, voler était aussi une manière comme une autre pour moi de joindre l'utile à l'agréable : voler pour moins s'emmerder en bas des tours et avoir le sentiment de se faire un peu justice soi-même. La lutte des classes. Vouloir participer comme tout le monde à la grande fête de la consommation. Pendant que nous dévalisions les magasins, les bourgeois, eux, se payaient des fringues avec la CB à papa. 



A l'époque, nous volions uniquement dans les grandes enseignes, BHV, Auchan et Carrefour en tête. Jamais aux gens. Notre côté gauchiste sans doute…. Même quand je ne voulais pas être un voyou, d'un geste, d'une parole, certaines personnes finissaient par me rappeler ma condition, me renvoyant sans cesse à mon ghetto. 


Les vieilles dames qui rangeaient leur sac à main en me voyant, le vigile qui me suivait partout dès que je mettais les pieds dans un magasin, les Bourgeois ou les Bobos qui se croyaient drôles en imitant un « accent banlieusard » et en me répétant qu'ils adoraient le rap et qu'il fallait niquer le système, en mode néo-colon, pour se mettre à mon « niveau ». Je pouvais bien essayer d'être honnête, ça ne changeait rien. 



Je bougeais souvent en groupe mais même en me baladant seul, l’image de la caillera me collait à la peau. Pour être tranquille, il aurait fallu que je porte le costard cravate tous les jours. Bannir la casquette, les baskets et le survêt’ Tacchini. 



Puisque c’était normal pour un type avec ma tronche d’être un délinquant, j’ai donc joué le rôle à fond parce que j’ai toujours eu l’âme d’un acteur. A force d'être regardé comme un voleur j'ai fini par le devenir vraiment. Et j'ai donc poussé les limites jusqu'au bout.


Un été, à Biscarosse, en vacances avec ma soeur et ses filles, les gendarmes m'ont attrapé et m'ont mis dans un cachot. 24h de garde à vue, un procès tenu un peu plus tard dans l'année, j'ai loupé de peu la prison, sauvé par mon certificat d'admission dans une prestigieuse école en sport-études, décroché in extremis, en mode tocard, grâce à un énième bobard pour l'obtenir. Un véritable don pour réussir l'impossible… 



Jeune, oui, j'ai été délinquant. J'ai pas tout raconté à cause de certains secrets qui ne concernent que moi et ma vie privée : les deux ont scellé un pacte indissoluble. 



Oui, j'ai aimé être délinquant. Pas juste pour l'excitation, ou me la raconter ou faire photocopie avec les autres. Mais déjà par nécessité. Pour calmer ma rage. Pou remplir un vide. Tocard à peu près partout: à l'école, avec les filles, dans ma vie de tous les jours, en souffrance, je me suis senti valorisé en faisant des conneries. Aussi bizarre que ça puisse paraître.


Bien entendu qu’il y a d’autres moyens, mais ça, tu le sais après. Quand t’as la tête dans la merde, tu vois pas grand chose. J'ai continué à voler longtemps. Je suis plutôt borné comme type, surtout dans mes vices. Comme la promesse d'une dernière cigarette…



Et puis, un jour, j'ai arrêté. Subitement. J'étais pas spécialement plus riche. Ni plus intelligent. J'avais pas plus mûri que ça. Je ne m'étais pas non plus fait arrêter par la brigade. Non, le jour où j'ai arrêté de voler, j'étais juste devenu heureux. Et je venais de prendre conscience que je pouvais exister autrement.


 


Nadir Dendoune


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