La chronique du Tocard. Salah
Ce n'est pas vrai qu'on réussit seul. La volonté ne suffit pas. On a tous besoin des autres. Ce n'est pas vrai qu'il suffit juste de vouloir pour y arriver, sinon il n'y aurait pas autant d'échecs. Et puis, parfois, on ne pense même pas à vouloir parce qu'on a intégré le fait qu'on ne pourra jamais. Ça a été mon cas pendant longtemps. J'ai souvent pensé que j'étais capable de pas grand chose. L'impression d'être une grosse merde. A force d'entendre constamment autour de moi que les jeunes des quartiers étaient des bons à rien, j'ai fini par le croire.
Pour réussir, quand on est né du mauvais côté, on a surtout besoin que la vie nous file un petit coup de pouce, qu'elle mette par exemple sur notre chemin de belles personnes. Salah a été le premier à croire en moi. Son regard était neuf.
J'ai croisé la route de ce type au quotient intellectuel surdéveloppé, titulaire d'un Bac plus 5, faisant de lui à l'époque le plus diplômé de tous, à un moment où j'allais vraiment mal. En voie de désintégration totale. A la limite du non-retour. Pour beaucoup, en mode irrécupérable. Sauf pour Salah qui avait perçu que derrière mon masque de délinquant, le potentiel existait.
Je connaissais Salah depuis toujours parce que nous vivions dans le même quartier, à la cité Maurice Thorez à l'Ile-Saint-Denis, mais à cause de l'écart d'âge, près d'une vingtaine d'années nous séparent, nos relations étaient primaires : des paroles de politesse. C'est tout.
Je vivais, comme tant d'autres adolescents de mon quartier, enfermé dans ma rage, coincé à l'intérieur de ces immeubles tellement hauts qu'ils vous collent le tournis, incapable de quitter mon hall et persuadé que la liberté c'était de braver les interdits et de se mettre en danger. Même me rendre à 300 m de chez moi pour participer aux activités mises en place par le service jeunesse de ma ville me paraissait insurmontable.
Salah a dû comprendre l'importance de ce blocage géographique chez certains gamins des cités, souvent balayé d'un revers de main par les politiques, parce qu'il a eu un jour une idée toute simple : amener de la culture au pied des tours.
Personne n'y avait pensé avant lui ! Pour réussir son pari, il lui fallait un lieu. Nous avions une salle de réunion, vide l'immense majorité de l'année, que Salah voulait transformer en salle de quartier. L'équipe municipale hésitait à donner son aval, craignant qu'elle devienne un endroit pour trafic en tout genre.
Un événement malheureux, la mort d'un jeune de Saint-Denis tué en bas de la cité en 1982, changera la donne et finira par les convaincre. Un premier essai a donc lieu pendant l'été de cette même année. La salle est ouverte de 10h à 22h.
Au début, au programme, jeux de société, lectures et ping-pong. Du basic pour beaucoup. Pour nous, qui manquions tant d'espaces culturels, c'est l'Eldorado. Salah ouvre, ferme, s'assure que les jeunes respectent l'endroit. Un boulot d'animateur classique payé au SMIC. L'été s'achève.
Malgré le succès de cette première expérience, la salle des jeunes doit fermer. Salah insiste pour que l'aventure continue. La mairie accepte mais notre animateur doit accepter de bosser gratos. Ingénieur de formation, il aurait pu toucher trois briques par mois mais il accepte de travailler bénévolement… à plein temps. Un ovni le mec.
La salle devient pour beaucoup d'entre nous un lieu incontournable. Une deuxième maison. Pas simplement pour les jeunes. Filles, garçons, les grands, les petits, se côtoient, débattent, parfois s'engueulent, mais tous s'enrichissent les uns des autres.
Au fil du temps, d'autres activités sont proposées : guitare, photographie, arts plastiques, théâtre, fabrication d'émaux, tarots, scrabble. Ce dernier jeu fait un carton, un paradoxe alors que la plupart d'entre nous n'aimait pas forcément l'école.
Peu de sorties "consommation", cinéma, bowling, karting, etc., comme c'est souvent le cas dans les antennes jeunesse traditionnelles qui ont pour première mission d'assurer la paix sociale dans la ville.
C'est grâce à cette salle des jeunes que je suis allé la première fois de ma vie au musée, que j'ai lu mon premier bouquin, que j'ai écrit mon premier "article". Salah avait créé un mensuel pour que les jeunes s'expriment. La classe, quoi !
Salah organise même en juin de chaque année la fête de la cité Thorez. Toute la journée, des jeux, mais aussi des groupes de musique se succèdent : toutes les générations, toutes les couleurs trinquent ensemble. Un truc impensable aujourd'hui.
Salah crée également un club de boxe française qu'il présidera quelques années. En plus des nombreux champions, le club a permis à plusieurs personnes de passer des diplômes d'entraîneur. Salah incitera aussi une dizaine de jeunes à reprendre des études à la fac.
Huit mois après s'être occupé de la salle des jeunes gratos, Salah se voit enfin proposer un emploi d'animateur payé. Amen.
Pendant vingt ans, il a été là pour nous. A chaque instant. Même en dehors de ses horaires de boulot, tu pouvais le déranger à n'importe quelle heure. Salah nous écoutait toujours, ne nous jugeait jamais, distillant juste des conseils.
Lui, détestait l'assistanat, celui qui t'empêche de t'émanciper et qui t'enferme dans ta condition. Celui qui t'apporte tout, sauf ce que tu as le plus besoin : la confiance pour pouvoir enfin voler de tes propres ailes.
Je ne connais pas un jeune du quartier qui n'ait fait quelque chose d'intéressant dans sa vie grâce à Salah. Il t'aidait à mettre en forme tes rêves et à découvrir où sont les chemins qui t'y conduisent.
Un soir d'octobre 1992, avec mon ami Yannick, on est descendu dans le hall. On venait de voir un épisode d'Ushuaia spéciale Australie, présentée par Nicolas Hulot. On avait 20 ans et la vie devant nous. On a tout de suite eu envie de se barrer là-bas. On était tellement excité qu'on tremblait en en parlant.
Partir loin. Aux antipodes. Au pays des kangourous. Tout là-bas. Le plus loin possible. Oublier le béton. Le gris. La violence. La Haine. La France de la police, du racisme… Aller là où personne dans notre entourage avait même envisagé d'aller. Encore plus qu'un rêve.
Seulement, voilà, on n'avait aucune idée comment s'y prendre alors on est parti voir Salah le lendemain. Et on a tout de suite vu que notre projet lui plaisait. Ça s'est joué à que dalle. Je crois qu'on aurait lâché l'affaire si on avait pas vu des étincelles dans ses yeux.
Comme il a eu cru en notre idée, on a eu confiance en nous et on a foncé. Neuf mois plus tard, le 25 juillet 1993, nous sommes partis trois mois en Australie. C'était la première fois que je réussissais quelque chose. Ce voyage a changé ma vie : je n'ai plus jamais fait marche arrière depuis.
Je repense souvent à Salah. A ses mots. A ses regards. Mon ami me manque. Je le vois rarement. Salah vit dans le sud. Il n'est plus éducateur.
En 2003, après plus de vingt ans de bons et loyaux services, coupé du terrain, confiné à remplir des fiches, écœuré, Salah est parti. Nous, tous ceux qui avons eu la chance de le croiser, savons ce qu'il a été pour nous. Celui qui sort la jeunesse de la merde devrait recevoir une médaille, voire les clefs de la ville. Pour Salah, rien de tout ça. Il est même parti sans aucune fête n'ait été organisée en son honneur.
En 2001, la nouvelle municipalité, fraîchement élue, a fermé la salle des jeunes. Cette salle existe toujours physiquement, mais désormais, ce sont les personnes du troisième âge qui l'occupent. Les vieux votent, pas les jeunes.
Il n'y a plus de table de ping-pong, plus d'espace photographie, plus de cours de théâtre, on ne fait plus d'émaux. Il y a toujours les mêmes tables, les mêmes chaises où des retraités balancent des cartes en sirotant leurs tisanes, tandis que les jeunes remplissent les halls. A chaque fois que je passe devant cette salle qui m'a tant donné, j'ai le cœur serré.
Ces dernières années, la délinquance à la cité Maurice Thorez a explosé. Il paraît que certains couillons à la mairie tentent toujours de savoir pourquoi…
Nadir Dendoune
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