La chronique du Tocard. Sabrina…
François Mitterrand venait d’être réélu pour un second mandat présidentiel mais c’était pas l’essentiel pour nous, puisque l’information capitale c’était que papa venait de prendre sa retraite. Les premiers jours d’après, le daron, tout juste 60 ans, se levait comme à son habitude à 5h du mat’ à cause de son corps et de son esprit réglés pendant des décennies à être debout à l’aube.
Au lieu de partir au turbin, il s’enfermait dans la cuisine, se préparait un café puis, gagné par la solitude, restait pendant de longues heures assis au bord de la fenêtre à regarder les autres partir travailler. A 7h00, son épouse, accessoirement ma mère, venait le rejoindre.
Il allait pouvoir enfin discuter avec quelqu’un, croyait-il. Mais la daronne qui avait du pain sur la commode, des fringues à régler, et des vitres à faire chanter, s’en allait vaquer à ses occupations, le laissant de nouveau seul, et papa n’avait pas d’autre choix que de sortir faire un tour. Il revenait très vite à la maison…
Heureusement que l’été était dans quelques temps et qu’il allait enfin pouvoir partir au bled cultiver son jardin et retrouver ses amis. A son retour en France, l’ennui revenait à la charge et il se demandait bien comment il allait remplir les 24h quotidiennes. Le destin vint lui donner un coup de chance.
Sabrina, 2 ans, une gouaille d’enfer et des joues toutes rondes qu’il fallait bien pincer pour se rendre compte qu’elle était trop de chez trop, venait vivre au domicile familial pour une durée indéterminée chez ses deux grands-parents.
La première journée de la nouvelle vie de ma nièce allait commencer par des larmes compréhensibles quand ma sœur dût quitter sa fille en lui promettant qu’elle lui rendrait visite autant de fois qu’elle le pouvait. Mais sa nouvelle maison était désormais à la cité Maurice Thorez.
Sabrina n’avait pas tout compris de ce que lui avait raconté sa maman et elle avait pleuré à brûlantes larmes pendant de nombreuses minutes, avant de les sécher très vite quand elle se vit offrir des bonbons au chocolat par sa grand-mère. Ma nièce pleurnicha de nouveau quand mère-grand lui expliqua que le vendredi à Saint-Denis, c’est jour de marché et qu’elle allait devoir rester avec son grand-père qui l’intimidait fortement et qui connaissait que dalle niveau baby-sitting.
Il faut dire que mon daron avait laissé carte blanche à sa femme pour l’éducation de ses neuf enfants, qui, épaulée plus tard par ses filles avaient bien géré l’apprentissage final : à ce jour, aucun membre de la famille n’avait été tenté pour rejoindre une quelconque armée du monde.
Sabrina la tenace avait insisté pour venir faire les courses avec sa grand-mère puis voyant que dans sa nouvelle maison, un Non c’est un Non, elle était venue s’asseoir sur le canapé où son grand-père avait l’habitude de se mettre à l’aise pour regarder la télévision.
Sabrina, qui en règle générale s’en foutait de la timidité, mit du temps à s’approcher du patriarche, qui ne l’aidait pas en gardant lui aussi la distance. La petite fille restait silencieuse tout au long du journal télévisé, puis avait fini par s’endormir, la tignasse frisée étalée sur les genoux de son grand papa avec qui, elle ne le savait pas encore, elle allait vivre une super belle d’histoire d’amour.
J’étais revenu de l’école à midi et j’avais vu mon père rester immobile, respirant à peine, de peur de réveiller sa petite-fille.Le jour d’après, le daron proposa d’emmener Sabrina faire des courses. Ma daronne hésita un peu car elle se demanda si son mari allait être capable de gérer, alors elle lui donna quelques conseils de garde d’enfants.
Ordre lui était donné que la petite fille ne quitterait jamais la main de son grand-père et qu’ils prendraient le bus pour ne pas fatiguer le sucre d’orge. Arrivés à Saint-Denis, Sabrina proposa un Mac Do à mon daron qui disait Oui à tout et surtout à sa petite-fille qui pouvait faire ce qu’elle voulait de lui.
Le daron n’avait jamais mis les pieds dans ce soi-disant resto américain et quand il fallut choisir quoi manger, il se laissa guider par Sabrina. Les deux ne se quittaient plus désormais et mon père consacrait la plupart de son temps à sa petite-fille qui lui avait donné un nouveau sens à sa vie, presque une renaissance.
Parfois, Sabrina arrivait avec un livre où se mélangeaient des dessins et des textes, et elle demandait à son grand papounet de lui raconter cette histoire, oubliant son illettrisme. Ce dernier n'en avait cure et inventait une fable, ça suffisait au bonheur de sa petite fille.
On n’avait jamais vu Mohand Dendoune de cette manière, aussi attentionné, mais Sabrina ne laissait indifférent personne, même à la cité, elle était devenue la coqueluche de tout le monde.
Le grand-père, qui n'avait laissé transparaître aucune émotion tout au long de sa vie, montrait ici une telle affection à sa petite-fille qu’on croyait avoir affaire à quelqu’un d’autre. C’était sans doute sa manière aussi de rattraper le temps perdu. A travers l'amour qu'il témoignait à Sabrina, il envoyait un message à tous ses enfants, un message d'amour collectif…
Nadir Dendoune
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