La chronique du Tocard. Nous les Juifs, on a rien demandé.
Maman a eu 80 ans. Un âge où il ne faut surtout pas la contrarier. Elle m’oblige désormais à passer la voir plusieurs fois dans la semaine sinon sa tension artérielle atteint l’Everest en quelques minutes. Alors, je m’exécute.
Jeudi dernier, elle a insisté, alors que j’étais en retard pour aller au tribunal, pour que je goûte sa formidable tarte aux pommes qu’elle avait préparé le matin même et qui sortait tout juste du four.
En plat principal, j’avais eu droit à ses « Tasbanes », magnifique plat kabyle : des boulettes de semoule qu’elle parfume à la menthe. L’horloge était aussi nerveuse que moi et j’ai dit « Maman, faut que je parte ». Elle m’a dit « Sussume (Tais-toi) et mange ». J’ai fini le bout de la tarte aux pommes.
En arrivant à la gare de Saint-Denis, le RER venait de me filer sous le pif. Merde. La journée de merde. Il était déjà 13h45. L’audience avait démarré il y a 15 minutes.
J’allais couvrir pour Le Courrier de l’Atlas un procès de la plus haute importance : l’histoire malheureuse de ces deux Gnoules qui avaient été sauvagement agressés en 2009 à Paris, à coups de barres de fer, de casques de moto, de matraques, alors qu’ils assistaient à un spectacle pour lever des fonds pour les enfants de Gaza, par des membres de la Ligue de Défense juive, un groupuscule de mecs au QI tellement étroit qu’ils utilisent la violence pour débattre.
Habitué des tribunaux, j’avais peur qu’il n’y ait plus de place pour assister aux débats. Il y a toujours beaucoup de monde, y compris énormément de journalistes pour ce genre d’affaires où le mobile raciste est clairement établi.
En sortant du métro Cité, j’ai pris un risque et j’ai couru. En 2016, un barbu basané qui court dans les rues de Paris peut se faire tirer dessus par la police. Devant la 10ème chambre correctionnelle de Paris, où se déroulait le procès, il y avait deux gendarmes. « Bonjour, je suis journaliste », en montrant ma carte de presse. Je dois toujours montrer patte blanche: j'ai pas le profil type.
Je rentre dans la salle. J’ai dû me tromper : il n’y a quasiment personne. Je ressors. « Le procès des membres de la Ligue de Défense Juive a bien lieu ici ? », je demande très poliment. « Oui, c’est bien là », répond d'un ton sec le gendarme.
A l'intérieur, seuls trois accusés sont jugés alors que les agresseurs n’étaient pas loin d’une vingtaine. Deux des complices sont partis se réfugier en Israël : aucun mandat d’arrêt n’a été demandé à leur encontre.
Sur le banc des journalistes, je suis seul. Je retire même mes pompes et m’étire les jambes. Le confort pour travailler mais j’aurais préféré être à l’étroit. Quelques étudiants, accompagnés de leur professeur, sont présents mais ils ont choisi ce procès par hasard, et surtout parce qu’il y avait de la place pour tous… A part eux, personne.
Mes confrères ne sont pas venus. Pourtant, ils savaient. Dans les grandes rédactions, il y a des « spécialistes Justice » qui connaissent toutes les affaires. Surtout celles-ci. Les plus "sensibles". Mes confrères sont régulièrement mis au courant. Ils savaient et ils ne sont pas venus.
Une bande de Gnoules qui aurait agressé un Juif, Manuel Valls, qui n’est pas journaliste se serait déplacé. Une bande de Gnoules qui aurait agressé un Juif, BFM et I-Télé auraient fait des directs toutes les 10 minutes. Une bande de Gnoules qui aurait agressé un Juif, CNN et The Guardian auraient envoyé leurs correspondants parisiens. Une bande de Gnoules qui aurait agressé un Juif, plusieurs quotidiens auraient fait leur "une" le lendemain sur cette affaire. Et ils auraient eu raison.
J’étais le seul journaliste et j’ai suivi les débats jusqu’à leur terme. Il était 22h quand le président a levé l’audience.
Avant de rentrer à la maison, j’ai marché le long de la Seine. C’est beau Paris la nuit. Un couple d’amoureux s’est arrêté sur un pont et ils se sont embrassés. J'étais nostalgique et j'ai pensé à une nana avec qui c'est compliqué les sentiments.
J’ai continué mon chemin. Je marchais en pensant à cette journée. Et je me suis mis à pleurer. Le con. Je pleurais de dégoût, de rage, en pensant à tous ces journalistes de salon, ces couilles molles.
Le lendemain matin, autour de mon café, j’ai écrit mon papier. Qui a tourné. Et bien tourné. Des centaines de milliers de vue et autant de partages. Aucun mérite : la loi de l’offre et de la demande. C’était le seul article qui revenait sur ce procès, ce simulacre de procès, où la procureure générale a demandé des peines de prison tellement ridicules qu’il vaut mieux ne pas les évoquer.
Des sites racistes, clairement « antisémites », qui instrumentalisent tout ce qui touche aux Juifs, ont relayé mon article. Wow, la chance ! S’ils pouvaient s’abstenir à l’avenir. Mais mes écrits ne m’appartiennent pas. Ils ont trouvé surprenant qu’aucun autre média n’ait fait état de ce procès.
Ils disent : « C’est parce que les agresseurs sont juifs que les journalistes ne se sont pas déplacés ». Ils disent aussi : « La justice a mis 7 ans pour juger ces criminels. Ils ont mis autant de temps parce que les agresseurs sont juifs ».
Qu'est-ce que vous voulez que je réponde à ça ? C'est factuel. En général la justice met en moyenne 3 ans pour juger ce genre d'affaires.
Le lendemain, j'allais toujours mal, alors j'ai appelé une amie. Une super pote que je connais depuis 30 ans. On a parlé de tout, de rien et de mon article. Elle m'écoutait, j'étais remonté à bloc contre la différence du traitement médiatique entre les Gnoules et les Juifs.
Elle a fini par me dire : "Tu sais chou, nous les Juifs, on a rien demandé."
Nadir Dendoune
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