La chronique du Tocard. Né sous le signe du Tocard
En tout état de cause, c’était une longue histoire à rester allongé toute la journée que je m’apprêtais à vous raconter, mais au final il était important que je lève les voiles. Tout avait commencé donc en 1972 à l’hôpital de Saint-Denis (93) et je sortais tout frais, tout Gnoule, 0% de vice, du bide de la daronne. Pour ma mère, j’étais le 9ème de la série, enfin plutôt le 10ème.
La première de la famille, paix à son âme, s’en était allée quelques semaines après avoir vu le jour en 1953, une blessure jamais guérie dans le cœur de ma mère qui en parle de temps en temps mais pas trop en longueur, de peur d’éclater en sanglots.
On aurait pu être encore plus nombreux si on comptabilisait en plus les fausses couches de maman Courage, qui aurait mérité haut la main la médaille de la Bravoure et les honneurs de la République.
En 1968, mes vieux, après avoir été placés quelques années dans un bidonville à l’intérieur d’une piaule de 9m2, pour chier, dormir et manger, en remerciement d’être venus en Hexagone pour reconstruire la France, avaient fini par hériter d’un HLM flambant neuf, un F5, avec placards, salle de bains esseulée, et même d’un ascenseur Koné. A l’époque, un luxe inédit.
L’école primaire du nom de Paul Langevin où j’allais me retrouver pour commencer ma carrière d’étudiant se trouvait à quelques mètres du domicile familial et dans ma classe, la majorité de mes camarades sentait le fromage qui pue, c’est aussi comme cela qu’on appelle les Français dit de la Souche.
Les métèques, melons en tout genre, pastèques, oranges sanguines et autres personnes de couleur plus foncée, étaient la minorité très silencieuse, pour pas dire invisible.
Bien que nés sur le territoire français et soutenus par le droit du sol, nos parents nous avaient soigneusement conseillés de faire profil bas puisqu’on était pas chez nous selon eux et en vérité, ils n’avaient pas tout à fait tort.
J'étais pas né Tocard sur le papier mais la vie rattrape tout le monde et chaque détail allait faire bouger les lignes. Le petit dernier que j'étais avait, comme beaucoup de "plus jeunes de la famille", la sensibilité chevillée au corps. Le capital confiance, indispensable pour t’en sortir dans le livre de la jungle, allait s’égratigner très vite.
Déjà à 7 ans, quand le Petit Benoît allait m'insulter de sale arabe, des propos répétés de son papa, sans doute…
La suite allait pas être très catholique non plus quand la petite conne de Sophie, une blonde de la bourgeoisie, qui me plaisait pas mal quand même, malgré ses airs coincés du derche, avait eu le mensonge de me dire devant tout le monde à la récré qu’elle me trouvait sale, alors que maman nous aspergeait toujours d’eau de Cologne après le bain qu’on prenait tous ensemble avec mes frangines. Rentré chez moi, j’avais chialé et j’avais demandé à la daronne de doubler l’arrosage parfumé.
Après Noël, que tout le monde, sans zéro exception, fêtait religieusement, l’instit faisait un tour de table pour demander à chacun la liste des cadeaux. Et moi, obligé de mentir pour pas passer pour plus pauvre que j’étais. Complexé donc de la tête au pied, il n’en fallait pas plus pour que la gorge soit atteinte de plein fouet.
A 12, ou 13 ans, les syllabes se cachaient pour mourir à un tel point que la communication avec les autres devenait quasiment impossible. Cerise sur le ghetto: je passais en plus pour un demeuré.
Je résume : sale pour les Blanches zarma à la peau douce, rebeu donc voleur et fourbe, on disait pas encore musulman, pauvre, enfin d’origine modeste, vivant entouré de béton, oralement à la ramasse, l’adolescence allait être compliquée.
Comme l’espoir ne s’éteint jamais vraiment, le matin, avant d’aller en cours, je me regardais dans le miroir, en méthode Coué, afin que je fasse faux bond au mektoub et je me persuadais qu’un jour, le vent finirait par tourner du bon côté. La résilience, elle était faite pour moi.
Pour moi, c’était la certitude absolue que je finirai par tous les niquer, les Benoit, les Sophie, mais aussi la maladie de la communication qui fait que je ne pouvais pas dire ce que je voulais quand je le voulais. En attendant, pour pas péter un câble et aller vers l’irréparable, et aussi oublier un peu ma condition, j’avais décidé de faire toutes les conneries inimaginables. Un besoin de me trouver d’autres malheurs, de faire diversion.
Après la délinquance juvénile, je m’exilais par bonheur intense en Australie en 1993 et après huit ans sous le soleil, je revenais en France, gonflé à bloc, un peu moins tocard, enfin je le pensais, grâce à mon expérience au pays des kangourous. Mais je m’étais trompé : rien de nouveau au pays des Doigts de l’Homme, sa mère la France pointait son majeur, Tocard un jour, Tocard toujours.
Les années défilaient et ma situation ne s'arrangeait guère puis 2008 fit son apparition. Séparé d'une chérie et viré d'un boulot de journaliste dans l'un des plus "grands" quotidiens du pays, parce que les valeurs avant tout, un ami du Népal me proposa de venir gravir la plus haute montagne du monde. Pourquoi pas, pensais je, yallah, rien à perdre.
Et la chance m'accompagna tout au long du périple. J'atteignais le sommet de l’Everest, 8848m en un seul coup, sans jamais avoir enfilé de ma vie un baudrier. Un exploit sur le papier, « trop fort pour être vrai », pour la totalité des gens, y compris des "amis", ceux-là même qui me félicitent aujourd'hui.
L'exploit était inimaginable, surtout pour un métèque banlieusard, destiné à rapper ou à taper dans un ballon. Tocard toujours…Puis le 28 juin 2009, ma trombine sur TF1, à Sept à Huit, et ma voix douce et posée, belle gueule grâce à la lumière des projecteurs, l’air modeste, en racontant l’aventure himalayenne.
37 ans après avoir découvert ce monde d’enfoirés où les gens de valeurs se comptent sur le doigt de la main gauche de ma maman chérie, après un tour du monde à vélo, trois livres, et d’autres choses, j’étais enfin « crédible » aux yeux des autres. Mais parfois, la méfiance elle revient et on croit que je mythonne quand on me demande de raconter les quatre dernières décennies.
Je dis pas tout parce que moi-même, j'ai parfois du mal à croire en la chance que j'ai eu d'avoir vécu toutes ces choses. Parfois aussi, je me couche dans mon lit et je me mets à chialer de bonheur parce que c’était pas gagné d’avance.
Souvent, quand je suis avec mes parents, je repense à l'enfance, à Benoît et à Sophie, à la prof d'économie qui m'avait enterré très tôt. Je revois aussi les larmes de ma mère à ma sortie de Fleury et de nos jours, son visage s’illumine à chaque fois que je viens la voir. Les souvenirs, les bons et les moins bons, m'aident, vous avez pas idée.
Alors aujourd'hui, Tocard ou pas Tocard, ça m’est égal, parce qu’au final, aujourd’hui, plus que jamais, j'ai confiance en la vie…
Nadir Dendoune
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