La chronique du Tocard. Mon frère

 La chronique du Tocard. Mon frère


 


Je me rappelle encore très bien de mon frangin, sept années de plus que moi au compteur familial, un souvenir encore très frais comme si 1985 c’était 2015, quand il venait me chercher le soir dehors avec son air d’inquiétude parce que passées 22h, les anges avaient rebroussé chemin. 


 


Il restait plus grand monde à cette heure-là à la cité ; même les cafards étaient rentrés, surtout en plein hiver où les températures trébuchaient en dessous de zéro. Tous les autres, les honnêtes citoyens, la France qui se lève tôt, étaient sagement installés au chaud dans leurs apparts devant leur téléviseur. Il ne restait plus que nous à l’air libre, les maudits, « la racaille à nettoyer au karcher ».


En vérité, on était des ados comme les autres, ni beaucoup plus, ni trois fois moins. La substance était la même. On n’avait juste nulle part ou ailleurs pour aller. A y regarder de plus près : les bourgeois faisaient pareil que nous, mais ils le faisaient à l’écart, entre quatre murs, dans des bars branchés ; alors ils avaient l’avantage des apparences. Nous, on n’avait que notre hall à nous tout seul et on faisait cradingue à cause de l’absence criante des troquets dans les alentours. 


Mon frère débarquait dans le hall très colère avec moi, d’une magnitude élevée quand il me voyait errer de la sorte et il me criait à la figure en me disant que je finirai comme tous les autres qui ont connu la rue et rien que la rue. Y avait du véridique dans ses mots, mais j’étais trop mal dans ma peau pour discerner l’essentiel.  



On était tous les deux liés par les liens du sang mais tellement fâchés chacun de son côté, à en devenir des étrangers, quand il me ramenait de force au bercail, parce que plus que tout à 13 ans, c’était avec mes copains que je voulais rester.


Dès le départ, mon frère avait reçu le Prix Nobel du mauvais rôle dans notre histoire à deux et on n’était pas bien parti pour s’aimer davantage. Il allait devoir veiller d’une main de maître sur son petit frère, faire en sorte que je ne parte pas en cacahuètes grillées, pas une mince affaire sans les diplômes affectifs et surtout à cause de mon pedigree d’enfant difficile.


Mon frère allait donc porter le costume du daron, sans doute beaucoup trop grand pour lui. Un papa, occupé dès l’aube au turbin et qui revenait à la maison en soirée, épuisé, persuadé surtout, comme tant d’autres colonisés fuyant la misère, qu’il avait fait le plus dur en débarquant en métropole française, un endroit hautement civilisé sur le papier, alors qu’en vérité il avait atterri sur la planète « barres HLM », la plus hostile de toute ….


En phase finale de la construction des relations fraternelles, je me disais : « Pas grave Gros, à défaut d’avoir un frère à aimer, il te reste tes sept sœurs ». Et y avait de quoi faire avec elles. 



Je grandissais donc avec mes frangines qui m’emmenaient partout en journée, comme on balade une coqueluche, jusque derrière la cité pour jouer à la marelle et ça me rendait heureux. J’y apprenais la douceur et la sensibilité : ça équilibrait avec la violence quotidienne d’une existence en cité, où j’utilisais souvent les poings pour me faire respecter. 


Le soir, je retrouvais le frangin avec qui je partageais une piaule. On échangeait même pas des regards, à peine des syllabes. Je ressentais de la crainte et l’embrouille n’était jamais loin. Je m’endormais en m’évadant dans des rêves les plus fous, développant peut-être ainsi mon goût pour l’évasion, pour l'aventure … Je comptais les jours, comme si j’étais emprisonné dans un cachot et j’espérais que la délivrance viendrait pour bientôt. 


Seul rayon de soleil le matin, quand j’avais droit à du Francis Cabrel en boucle, mon frangin était un fan inconditionnel. Ses chansons m’aidaient à supporter beaucoup de choses et m’ont sans doute emmené vers l’écriture, vers l’amour des mots…


Les années passèrent et la tension entre nous deux était toujours palpable. A 18 ans, je lui en voulais toujours énormément, comme on peut être en colère avec quelqu’un de qui on aurait tant aimé recevoir de l’amour, incapable de voir en lui autre chose qu’un grand frère autoritaire pour qui le silence était son meilleur compagnon. Paraîtrait que c'était de la pudeur … Elle m'a fait mal celle-là, même si ça rime aujourd'hui avec le recul, avec douceur. 


Pour lui prouver qu’il avait eu tort toutes ces années, j’ai commencé à serrer les dents de rage, bien déterminé à lui montrer que ce qui ne nous assassine pas, nous rend indestructible. En vérité, malgré toute la colère que je ressentais, je voulais qu'il soit fier de moi.  


Aujourd’hui, et après bien des péripéties, des galères à la racine carrée, j’ai compris qu’un grand frère, peu importe le passé commun, sera toujours là pour veiller sur son petit frangin. Et le mien au final a toujours été là pour moi quand j'en ai eu besoin. 



A nos âges et après tout ce temps passé, j'ai enfin compris.  À l'aube des pardons et au crépuscule des futurs, je peux maintenant le dire : je t'aime mon frère …


Nadir Dendoune


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