La chronique du Tocard. Madame la France
Arriverez-vous un jour à nous aimer, et réciproquement ? Parce qu'on a l'impression que « vous » ne nous aimez pas, que « vous » ne nous avez jamais aimés et que « vous » ne nous aimerez jamais. Et que ces sentiments sont réciproques, même si chacun prétend le contraire.
Chacun, pour se rassurer, surtout ceux qui ont encore quelques intérêts à défendre, répète qu'on finira bien par s'entendre, que la « France Black, Blanc, Beur » finira par triompher.
Nés dans le même pays, « nous » ne sommes pas si différents les uns des autres, il faut juste casser les barrières de l'incompréhension mutuelle. Il faudrait juste faire un pas vers l'autre: la France métissée, c’est l’avenir du pays.
Mais j'ai l'impression que c'est un mensonge. Et maintenant que les attentats se multiplient en France, la cohésion de façade est en train d'éclater en mille morceaux. Et si on ne fait rien, j'ai bien peur qu’un jour, il soit trop tard.
Il ne faut surtout pas s’interroger sur les racines du mal, c'est trop anxiogène, surtout en ce moment, c'est toujours le même refrain, promis, on en parlera bientôt, quand la situation du pays sera apaisée. La moindre critique est vue comme de la victimisation, donc on ne dit rien et pendant ce temps – là, les mômes se construisent avec une rancoeur à l'intérieur, une haine ; je vis toujours en banlieue, je ne vis tout près de la réalité et j'ai envie que ça change, qu'on avance.
Vous répétez juste qu'il faut passer à autre chose, tourner la page. Prendre du recul : il faut avancer. Ca a l'air tellement fastoche ! On oublie tout, comme si de rien n’était. Et en l'occurrence, on aimerait bien pouvoir le faire d'un coup de baguette magique, mais nous sommes beaucoup à ne pas y arriver. Et vous savez pourquoi ?
Parce que les syndromes post-traumatiques se transmettent de génération en génération – sorte d'atavisme – même si le souvenir du traumatisme disparaît. En gros, tu ressens une angoisse que tu ne t'expliques pas mais qui est lié à un traumatisme subi par ton père, ton grand-père… C’est la même chose pour la rancœur qui se transforme en haine. Il paraît même que le symptôme avec le temps a plutôt tendance à s'exacerber s'il n'est pas traité et circonscrit…
Nos parents nous ont à peine parlé de leurs souffrances, alors on a grandi avec leurs silences, leurs non – dits, avec des bribes d'histoires, avec leurs gestes maladroits et l'école républicaine n'a pas joué son rôle en niant une partie de l'histoire française, la plus sombre, celle qui nous concernait en premier lieu.
Oui, on vous en veut toujours. Pour ce que vous avez fait subir à nos parents et à nos grands-parents. Pour avoir colonisé leurs esprits et avoir fait d'eux des êtres inférieurs.
Pour vous, la colonisation a été un truc sympa, qui a permis de construire des routes, des hôpitaux, des écoles, d’apporter du savoir à des sauvages. Peu importe s’ils n’étaient pas libres, s’ils ne disposaient pas des mêmes droits que les autres. Pourtant, se battre pour la liberté, ça vous dit bien quelque chose ?
Surtout ne pas rappeler les atrocités commises durant cette période, les expropriations de terres, la torture, les exécutions sommaires, comme ces nombreux cas de villageois algériens brûlés à vif dans des grottes, plus connus sous le nom d’« enfumades », ça pourrait rajouter de la haine à de la haine, faire grandir le sentiment anti-blanc, alors qu’en vérité, ça pourrait l’apaiser.
Comprendre, savoir, c’est avancer, reconnaître les torts du passé, mais pas en vous repentant : on sait très bien que les Français d’aujourd’hui ne sont pas responsables des méfaits d’hier.
Mais tant que notre mémoire sera une mémoire blessée, on n’y arrivera pas.On vous en veut pour les avoir utilisés, comme de la chair à canon, pour vaincre les nazis en ne faisant pas d’eux par la suite des héros, en oubliant de les honorer, comme ils l’auraient mérité.
Pire, vous avez essayé de nier pendant de nombreuses années ce qu’ils avaient accompli. Et pour bien les humilier encore plus, ils ont eu droit à une pension de misère d’anciens combattants.
On vous en veut parce que vous avez utilisé leurs muscles, leurs bras, leurs dos, leurs jambes, leurs sueurs, pour reconstruire le pays, après la seconde guerre mondiale. Pour les avoir si peu considérés par la suite. Pour les avoir foutus dans des bidonvilles, avant de les entasser dans des logements HLM, à la périphérie, loin des centres villes, à l’abri des regards, avec les autres pauvres Français prolétaires.
Je sais : c’est le même discours que l’ont tient depuis 30 ans et on le répétera jusqu’à ce que vous nous entendiez vraiment.
Parfois, il vous arrive de nous aimer un peu. Quand on vous fait gagner des Coupes du monde ou des médailles aux Jeux Olympiques, comme à Rio : la Marseillaise résonne alors aux quatre coins du monde et la France est de nouveau unie l’espace d’une compétition, vous dites.
Mais même ça, c'est de la branlette et vous ne pouvez pas vous empêcher d’utiliser encore et toujours le mot « intégration » pour parler de leurs réussites. Comme si nous étions d'ailleurs. Comme si nous étions des étrangers. Vous l’aimez ce mot ! Vous aimez l’utiliser : ça vous donne encore l’illusion que nous sommes sous votre domination. Comme au bon vieux temps des colonies.
On veut juste être considéré comme n’importe quel autre Français. Quand nous demandons l’égalité, nous voulons dire la normalité.
Et puis, avec nous, vous aimez faire de l'humanitaire, votre manière de vous déculpabiliser : aider le Bougnoule, le Négro à s'en sortir, le tenir par la main. Il ne peut pas le faire lui-même ! Il a grandi avec des difficultés, voyez-vous !
Mais vous prenez peur si l'un d'entre nous veut être danseur étoile, ou faire carrière dans le théâtre. Faut pas abuser, non plus ! Surtout, nous garder à distance : qui sait, on pourrait prendre votre place. L’élite doit rester blanche dans ce pays.
En 2016, rien n’est réglé : tout a été tellement mis de côté, qu’aujourd’hui, ça ressort de plus belle. Ca dégouline de partout. Même ceux qui ont « réussi » (vous l’aimez ce mot « réussite », ça permet de pointer du doigt ceux qui échouent et de faire croire en l’égalité républicaine), vous en veulent.
Ce qui vous fout la frousse aujourd’hui, c’est que leurs enfants et leurs petits enfants sont sortis de ce « schéma » habituel de misérabilisme, de victimisation. Ils sont une génération de lettrés. Ils n'ont plus peur.
Nous n’avons plus honte. Nous occupons de plus en plus des emplois qualifiés même quand tout est mis en œuvre pour nous bloquer la route. Alors, oui, comptez sur nous pour continuer à revendiquer. C’est justement parce que nous avons la haine, que nous ne sommes plus des victimes.
Vous faites semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien comprendre. Voyez comme on aime se faire remarquer. Dans le métro, dans le train, dans la rue, on aime parler fort, crier, faire chier le monde.
Et on se dit « Peut-être allez-vous finir par nous regarder vraiment ». Par nous considérer et pourquoi pas nous aimer comme les vôtres. Parce que croyez-nous, nous aussi, on n’en peut plus de cette haine : elle nous grignote et on s’en passerait bien…
Nadir Dendoune
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