La chronique du Tocard. Les mots comme les oiseaux
Je devais être très jeune, pas plus haut que trois figues, quand les mots ont commencé à faire la grève à eux tout seuls parce qu'à l'heure actuelle, je peux pas trop vous dire avec exactitude quand tout a commencé à se dérégler avec la parole qui est libre comme l'air et qui s'envole comme les oiseaux.
Je me souviens juste d'avoir dû forcer un matin pour sortir une syllabe et après c'est resté tout le temps comme ça.
Au début, j'ai laissé faire parce que j'étais optimiste comme gars et aussi parce que je croyais que c'était passager comme maladie qu'on appelle aussi un handicap, un peu comme quand on attrape un chat dans la gorge. Et puis en vérité, à cet âge-là, j'avais d'autres soucis à m'en faire, comme d’aller jouer dehors, à faire des conneries avec mes amis, ou taper dans un ballon de football ; alors les mots pouvaient autant coincer qu'ils le voulaient, ça m'était quasiment égal. Je me disais même "Hey ducon, chacun sa merde et viens pas pleurer après si toute cette histoire de connexion mal établie complique ton existence, je te rappelle que j'y suis pour rien".
Je vivais donc mon enfance avec moins de mots que les autres à la minute mais comme j’étais bavard comme une mitraillette, j'arrivais à équilibrer la balance déficitaire. Parfois, pour vous dire tout haut ce que mon cœur a caché pendant longtemps si bas, ça m'arrivait à moi d'être triste à en crever de ne pas pouvoir être comme tout le monde, mais je faisais comme si le ciel était tout bleu tout le temps pour pas rendre triste les proches, qui devaient en avoir gros sur la pomme de terre.
Fallait les regarder gênés aux entourloupes alors qu'ils me voyaient galérer à la racine carrée démesurée avec un truc qui leur semblait si naturel, à eux, les privilégiés de la parole.
Heureusement que dans mon malheur, j'ai eu de la chance d'avoir des copains formidables qui ont jamais appuyé là où ça faisait mal et qui ont laissé la moquerie de côté, sinon je serai resté toute ma vie tout seul sans les autres.
D'autres fois sans prévenir, j'étais heureux avec la bonne humeur en prime parce que les mots me faisaient une fleur et qu'ils attendaient sagement que je leur donne le feu vert pour discuter allègrement. Dans ces moments-là de sublime félicité, je m'endormais apaisé, persuadé qu'au réveil, tout serait réglé et que je pourrais enfin sortir des voyelles et des consonnes bien ordonnées. Au matin, je sortais du lit rempli d'espoir mais le mauvais rêve revenait à la charge. Malgré tout, je continuais à y croire et à y croire.
Chaque 31 décembre, peu avant minuit, je me mettais un peu à l'écart, je fermais les yeux et je faisais un vœu pour la nouvelle année. Je croisais les doigts fort et fort une nouvelle fois en demandant à qui que ce soit qui pouvait m’entendre de m’aider à retrouver une parole bien agencée. C'était ridicule de penser que les miracles existent de nos jours mais je faisais avec les moyens du bord.
En arrivant sur l'adolescence qui avançait comme une autoroute, les mots accéléraient en marche arrière alors c'était pas simple à gérer surtout quand il fallait prendre la parole en classe devant tout le monde. Quand c’était mon tour de l’ouvrir, je sentais mon cœur s’emballer et tous les deux, on avait tellement peur de coincer. Alors, au lieu de prendre des risques avec quelque chose de sérieux, je disais une grosse connerie parce qu’en rigolant les mots sortent toujours plus facilement.
En tout état de cause, je comprenais que dalle à cette situation de trouble de la parole, parce que quand je me retrouvais seul devant un miroir, je pouvais faire des discours de qualité supérieure. Ça voulait juste dire que tout ceci n’était qu’un problème de communication avec l’autre.
A 17 ans et demi, je suis passé devant le juge d’instruction pour une histoire de bagarre qui avait mal tourné et devant l’autorité de la République j’avais le stress au maximum et au moment de me défendre, les mots ont joué les fils de pute et je faisais tellement coupable qu’on m’a envoyé quelques jours derrière les barreaux à Fleury-Mérogis.
A 20 ans, je sentais que je pouvais sombrer encore plus dans la délinquance alors avec un ami qui s'appelle Yannick et qui est mon frère pour toute la vie, je suis parti de la France pour l’Australie. C'était tout beau tout neuf là-bas et cerise sur le ghetto, en anglais, ça s'entendait moins que je me bagarrais avec les mots.
La vie a continué à Sydney et c'était beau souvent. Je commençais à aller vers la philosophie et à accepter ma situation parce qu'avec l'âge, on se détache plus facilement.
J'ai aussi rencontré sur le long du chemin des tas de superbes personnes, surtout des nanas qui m’ont appris à m’aimer comme je suis. Petit à petit, j'ai commencé alors à avoir moins peur de communiquer avec l’autre.
Plus tard, je me suis forcé à prendre la parole devant un maximum de personnes, en restant concentré et en faisant comme si j’étais tout seul au monde et avec le temps, les mots m’ont dit merci. Ça n'a pas été simple d'en arriver là et j'en ai passé des soirées à chialer comme une éponge mal essorée.
J'en ai voulu à la terre entière et surtout au mektoub qui m’avait fait naître avec ce handicap. Et puis, un jour, j’ai compris. J’ai compris que c’était aussi grâce à lui que j’avais accompli toutes ces choses. Et parfois, je me surprends même à lui dire Merci …
Nadir Dendoune
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