La chronique du Tocard. Les lettres de Mohand Arezki

 La chronique du Tocard. Les lettres de Mohand Arezki


 


Papa me prévenait toujours une semaine à l'avance pour être sûr que je pourrai me libérer trois bonnes heures durant. C'était un moment capital de la plus haute importance pour lui. On convenait alors d'un rendez-vous tous les deux. Il venait de recevoir une lettre de son cousin, resté en Algérie et il voulait qu'on prenne le temps pour lire son courrier. 


 


Il demandait alors à tous les autres enfants de faire silence et si possible d'aller attendre dans la pièce d'à côté. Une fois qu'on était plus que tous les deux, Papa sortait la lettre de la poche de sa veste, une enveloppe pliée en deux et qu'il avait déjà pris la peine de décacheter.  



Puis, il passait un coup dessus avec sa main comme si elle avait besoin d'être dépoussiérée, comme si ce bout de papier était une œuvre d'art. Depuis qu'il avait quitté les siens, il recevait chaque nouvelle du pays comme un cadeau du Bon Dieu. Mon père n'était pas heureux en France et il ne le sera jamais.



Coincé à l'intérieur de son HLM, dans cette grisaille parisienne, il n'avait pas oublié qu'il était né entouré de belles montagnes où le soleil brillait de son arrogance. Là-bas, il gambadait pieds nus et emmenait brouter son troupeau tous les jours et revenait le soir, heureux à attendre le lendemain avec impatience.


Dans son village, il était quelqu'un de connu, de reconnu. Mais il était resté en France tout ce temps-là, malgré lui, obligé économiquement. Parce qu'un bon chef de famille ne pouvait pas être égoïste et ne penser qu'à son bonheur : l'avenir de ses enfants en dépendait. 



Son arrivée en France, en 1950, alors qu'il était encore un minot, avait été un choc terrible pour lui : il avait connu les baraquements, le froid à l'intérieur dans ces cabanes en bois, à peine plus grandes qu'une cave. La solitude …



Son père avait succombé à une maladie : il n'avait pas encore atteint les 10 ans.  Mon père avait à peine connu sa mère. J'avais appris sur le tard cette partie de sa vie qu'il m'avait cachée pendant de nombreuses années. La part de son mystère qui m'aidait maintenant à comprendre le pourquoi d'un tel silence, d'une telle pudeur émotive. 



Contraint à l'exil, il découvrait un autre pays, une autre culture, mais aussi une autre langue : la langue française, le signe de sa déchirure.Il se retrouvait dans la position d’un étranger, cherchant ses repères, faisant ainsi l’expérience de l’immigration malgré lui, donc de l’exil, car il n’est pire exilé que l’exilé du sens.



Plongé dans un état de crise et d’angoisse face à un avenir incertain, et d’un désir de retour à un passé plein : il se demandait ce qui l'avait poussé lui et tant d’autres hommes à quitter leur terre pour une autre où ils ne gagnaient au final que mépris. L'Algérie était pourtant un pays riche …



Maman avait rejoint papa quelques années plus tard, mais rien n'y faisait. Son pays lui manquait terriblement. Un lien ombilical qu'il n'arrivera jamais à couper. Même aujourd'hui, malgré sa maladie qui lui fait perdre tout sens de la réalité, il ne cesse de l'évoquer. 



Mon père attendait donc à chaque fois avec impatience les lettres des siens. 

Les jours précédant notre rendez-vous, il aimait bien les lire avant, de son côté, bien qu'il ne comprit aucun mot, tenant le courrier bien droit face à lui, ruminant quelques syllabes, faisant mine d'essayer de comprendre.



Celle de son cousin, celle qu'il avait reçue il y a quelques jours, il la posait comme à son habitude sur la table. Solennellement.Il gardait toujours une  main dessus. Par son regard qui me fixait droit dans les yeux, je savais que je ne devais pas bouger. Et attendre son signal. Il sortait alors un paquet de sucreries, souvent des sucettes et il me demandait de les ranger soigneusement dans ma poche, de peur que mes frangines ne finissent par me les voler. Ma récompense. Et là, il me tendait le fameux courrier.  


Toutes les lettres venues d'Algérie, qu'elles soient écrites de la main de mon cousin, de mon oncle ou d'un autre, commençaient toutes de la même manière. La même formule de politesse. "Par la présente, nous vous écrivons en espérant que cette lettre vous trouvera tous, petits et grands, en bonne santé….". Puis, très vite, la lettre passait à autre chose et les siens allaient droit au but. Ils n'écrivaient jamais par hasard …


Des lettres qui ne rapportaient qu’une seule demande au final : "envoie-nous de l’argent". En plus du blé, ils listaient avec détail ce dont ils avaient également besoin : médicaments, vêtements, outils… Une fois leur commande passée, ils donnaient alors des nouvelles fraîches de la famille.


Les passages préférés de mon père qui me demandait de les relire encore et encore. Je le voyais alors fermer les yeux, abandonnant pendant quelques instants le présent pour rejoindre ses souvenirs. Il rouvrait les yeux, son visage marqué par l'émotion, puis me demandait de prendre un stylo pour écrire la réponse.


Il essayait de me parler en français, mais comme il s'emmêlait avec le vocabulaire, il finissait par me les conter en kabyle. Après les formules de politesse que je connaissais par cœur pour les avoir écrites des centaines de fois, et après avoir rassuré l'Algérie, que tout le monde allait bien ici à L'Ile-Saint-Denis, je disais oui à toutes leurs demandes.


Parfois, je sentais une pointe d'inquiétude chez mon père parce que les temps étaient durs pour nous aussi, mais il fallait, coûte que coûte, entretenir le mythe de la réussite en France. Et ne jamais perdre la face.


 


Nadir Dendoune


 


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