La chronique du Tocard. Le regard des siens

 La chronique du Tocard. Le regard des siens


 


Sarah tenait son premier enfant dans les bras, une minuscule Nadia de 2 kilos 900, un bébé de toute beauté et elle pleurait de contentement en la regardant de ses yeux émerveillés, soulagée d’avoir pu vaincre tous les obstacles qui s’étaient dressés devant elle. Au moment présent, tout était derrière elle et son bonheur était intégral aujourd’hui. 


 


Pierre, le papa de sa fille, se reposait dans la salle d’attente de la maternité en compagnie des parents de Sarah. La jeune femme avait le regard songeur, dirigé vers l'horizon et elle pensait à ces trois dernières années où elle avait cru perdre définitivement pied. Son histoire douloureuse avait commencé alors que Sarah approchait des 3 décennies, à mi – chemin donc entre la fraîcheur et la maturité, l'âge parfait pour construire un amour véritable.


Justement, elle en pinçait sévèrement pour un gars, un dénommé Pierre qu’il l’avait charmée à un arrêt d’autobus en plein hiver, en lui offrant sa veste, touchée par l’image de cette Sarah qu'il venait de découvrir tremblante de froid. La jeune femme n'avait jamais entrecroisé quelqu'un comme lui qui était tout à la fois. Avec le temps épuisé ensemble, il était devenu son homme à elle à part entière, son meilleur ami aussi, la première oreille à entendre ses peines et un amant d’une qualité optimale.


Elle se sentait reine à ses côtés. Sarah aimait Pierre de fond en comble, à toute vitesse et à tout instant et chaque seconde passée loin de lui était un moment à verser des larmes. La jeune femme se savait privilégiée, parce que ses sentiments étaient heureusement partagés. Le bonheur et rien que le bonheur entre Pierre et Sarah, entre Sarah et Pierre …


Après deux années à s'aimer ensemble en toute discrétion, Pierre voyait plus grand. Et c’est normal. Il désirait davantage que le cinéma, le restaurant ou les week-ends à la campagne. Il voulait surtout que leur amour sorte de l’obscurité et qu'il puisse s'épanouir enfin au grand jour.En toute logique, donc, il avait demandé à rencontrer la famille de Sarah.


Le jeune homme voulait homologuer son amour pour elle et il était même prêt à monter sur le toit d’un immeuble et crier à qui veut l’entendre que Pierre aimait Sarah plus que tout. Il en était certain le bougre : c’était elle ou personne, et c'était maintenant ou jamais : il était temps de profiter entièrement de l’autre chaque matin. Mettre au monde des marmots, devenir une petite famille harmonieuse, que rien, ni personne ne pourrait détruire. Et, bien entendu, sur le fond, Sarah était 100% OK avec Pierre.


Curieusement, malgré tout l’amour qu’elle éprouvait pour lui, Sarah s’était interdite de penser à l’après. En lui demandant d'officialiser leur relation, Pierre venait juste de la ramener à la réalité. La sienne…Si Sarah n’avait jamais voulu parler de Pierre à sa famille, c’est qu’elle redoutait leur réaction. Pour Pierre, c’était plus simple : il n’avait jamais connu ses parents et avait grandi en foyer.


La maman de Sarah venait d’Algérie, son papa d’à côté, de la péninsule marocaine. Sarah était l’aînée de 3 enfants, deux garçons et elle. La jeune femme avait peur de décevoir ses parents en leur présentant un Pierre, alors que sans doute, ses vieux rêvaient d’un Mohamed …


Elle n'avait jamais osé parler de son homme aux siens. Bien entendu, ça la grattait jusqu’au bout de la nuque : à chaque repas, à chaque fête de famille, Sarah se disait à voix haute : « J’emmène cette fois-ci Pierre avec moi et je les mets tous devant le fait accompli ». Puis, elle revenait sur sa décision. Des milliers de tagines plus tard, Pierre demeurait un inconnu pour la famille de Sarah.


Sa mère, comme toutes les daronnes du monde, lui demandait parfois si elle comptait mettre un terme à sa vie de jeune  fille : « Sarah, t’auras bientôt 30 ans, ne l’oublie pas », mais sa fille préférait shooter en touche en évoquant la priorité donnée à sa carrière professionnelle qui évoluait en toute beauté et qui l’avait propulsée au rang d’ingénieur. Le mariage viendra plus tard… Inchallah …


En vérité, et Sarah le savait, elle avait manqué d’audace, pour ne pas dire de courage. Elle regrettait de ne pas avoir imposé dès le départ son choix à sa famille afin de pouvoir partager son bonheur avec tous ceux qu’elle aimait. Mais Sarah avait peur. Une peur liée à l’amour qu’elle portait pour ses parents. Elle était la plus âgée, elle avait toujours montré l’exemple aux plus petits, obtenant de magnifiques résultats à l'école. Au Maroc, et juste à côté en Algérie, tout le monde était fier d’elle.


Elle avait peur de perdre ses parents. Davantage que de perdre son homme … Et puis, les histoires de familles « maghrébines » mais aussi « françaises » qui se déchiraient à cause des mariages mélangés, elle en connaissait une tranchée. Comme celle de Mathilde « Française de race blanche », son amie de toujours, amoureuse de Rachid avec qui elle avait eu deux sublimes enfants et qui avait vu, à son plus grand désarroi, sa famille lui tourner le dos. Plus aucun contact depuis dix ans…Il y avait aussi Soraya, une autre de ses copines proches, qui avait choisi Marc pour le meilleur et pour le pire. Et le pire, elle le vivait depuis cinq ans, depuis que ses parents avaient scindé en deux le pont de l’amour filial.



Face à l'insistance de Pierre, Sarah se demandait quoi faire. Même sonder le terrain auprès de ses parents lui foutait la frousse. Parce qu’elle savait que sa mère finirait par deviner. Omar, un ami, avait beau lui répéter que quiconque juge avec trop d’empressement court au-devant de l’erreur et surtout du regret, rien n’y fit et Sarah décida de quitter l’homme qu’elle aimait.


Pierre ne comprit pas la décision de son amoureuse, pleura de tout son être, tenta de la retenir, lui demanda de lui dire yeux dans les yeux que tout était fini entre eux. Puis, il n’eut pas d’autre choix que de la laisser filer. Pierre disparut quelques temps, écrasé par le chagrin d’amour.


Les choses n’étaient pas faciles également pour Sarah. Pour elle, c’est le matin que le manque affichait le plus sa cruauté, à cause du calme de la nuit, propice à la réflexion. Malgré la douleur, Sarah se persuadait qu’elle avait pris la bonne décision. Le temps, rien que le temps et elle finirait par oublier Pierre, se disait-elle.


Malgré les tentatives de Sarah pour la rassurer, sa mère, très inquiète sur l’état de santé de sa fille, qui avait énormément fondu en kilogrammes, cherchait à comprendre les raisons de son mal-être, la surprenant plusieurs fois en train de sangloter.


Les jours et les semaines défilaient, la grisaille de Sarah ne changeait pas de couleur. Un dimanche vers midi, la jeune femme arriva chez ses parents pour le couscous hebdomadaire. Son père, sa mère, étaient tous les deux sur leur 31, le sourire aux lèvres et les beaux services de table étaient sortis. Quelqu’un sonna et on demanda à Sarah d’aller ouvrir.  Pierre, à qui la mère de Sarah avait demandé secrètement de venir, l'attendait de l’autre côté de la porte …


Nadir Dendoune


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