La chronique du Tocard. La revanche

 La chronique du Tocard. La revanche


 


« 1887 jours plus tard… Bisous et merci pour ta confiance ». Je venais de recevoir un SMS de Laurence. Il y a presque 6 ans, une amie lui avait filé mon numéro et on avait pris un verre ensemble. On avait choisi un petit troquet, à Saint-Denis, histoire de changer un peu le lieu habituel des rendez-vous professionnels qui avaient toujours lieu à Paris, tellement on était fier tous les deux de notre 93. Elle avait grandi à Bobigny, moi à l’Ile-Saint-Denis. 


 


Laurence avait ramené avec elle son bloc-notes qu’elle avait gardé pendant toute notre rencontre précieusement dans ses mains, pour ne rien perdre de notre échange. Au final, elle avait laissé page blanche, se contentant juste de m’écouter. C’est à peine si elle avait osé m’interrompre. 



Laurence venait d’avoir 30 ans. Elle manquait un peu d’assurance, c’est vrai, parce que parfois il faut du temps pour la confiance, mais elle m’avait dit, la sincérité gravée dans ses yeux, « Nadir, je veux adapter ton histoire au cinéma ». Je l’avais sentie déterminée. 



Après des études en « marketing et distribution dans l’industrie audiovisuelle européenne », et malgré le peu de moyens dont elle disposait, elle avait décidé d’ouvrir très vite sa boite de production. Et elle voulait frapper fort en adaptant mon histoire au cinéma. Sur le papier, son projet semblait complètement dingue, parce qu’elle n’avait pas encore l’expérience nécessaire. Ni le réseau d’ailleurs. Surtout le réseau…



Ça ne l’avait pas freinée pour autant. Laurence était venue me voir en se disant que je la comprendrais, que ça pourrait coller entre nous deux. En face d’elle, elle voyait bien qu’elle avait sa photocopie. Le tocard et la tocarde. « Nous sommes toi et moi deux parfaits outsiders et personne n’oserait parier le moindre kopeck sur nous », m’avait-elle dit. Elle s’était reconnue tout de suite dans mon histoire. 


Avril 2008, un basané banlieusard, part au Népal, sans aucune expérience en montagne, tenter la folle aventure de l’Everest. Aller là où personne ne l’attendait, ça lui plaisait forcément. C’était à son tour désormais de déjouer les pronostics. 



Depuis la fin de ses études, elle s’imaginait en productrice de films. Jeune, femme, noire, habitante de Seine-Saint-Denis, elle savait que la route vers la réussite serait longue, qu’il lui faudrait s’armer de patience, qu’elle allait devoir franchir de nombreux obstacles pour atteindre une crédibilité. 


Elle voulait percer dans ce milieu d’hommes, où souvent seule la couleur blanche est admise, où les bourgeois ont pignon sur rue et où la consanguinité professionnelle règne en maitre… Comme le Tocard sur l’Everest, elle voulait aller là où personne ne l’attendait. « Ça serait pour nous deux une belle revanche si on réussissait notre projet. Un beau signal envoyé aussi à la Seine-Saint-Denis », s’était-elle mise à rêver tout haut. 



Elle attendait juste mon feu vert. Je venais de la rencontrer. Elle n’avait jamais produit de films. D’autres producteurs plus expérimentés, bien établis pour certains, me faisaient les yeux doux. J’ai hésité. Plusieurs fois. Comme chacun aurait hésité. 



Et puis, j’ai réfléchi. En atteignant le sommet de l’Everest, j’avais rendu hommage à la Seine-Saint-Denis, en brandissant un cœur en carton où on pouvait lire le chiffre 93. Mon ascension, ma « réussite » n’avait aucun sens si, à mon tour, je ne donnais pas la chance à l’un des miens.


A cette nana de banlieue qui ne disposait d’aucun réseau mais qui dégageait une force. Une force tranquille. La banlieue m’avait donné la force de grimper tout là-haut. C’était à moi de lui renvoyer l’ascenseur. Alors, j’ai accepté. J’ai dit Oui à Laurence. Et elle s’est lancée.


Comme prévu, sa route a été semée d’embûches. Il y a un an, le projet a même failli être abandonné. Au bord de la faillite, Laurence a serré les poings. Six longues années où beaucoup espéraient qu’elle lâcherait. Six longues années où on a essayé de la faire trébucher.


Des coups de poignards dans le dos qui ne venaient pas seulement des « autres ». Mais aussi des « nôtres » parce qu’au lieu de se réjouir de son succès, ils jalousaient sa réussite. Faut croire que son succès les renverrait à leurs propres échecs. Tandis que ceux d’en-haut lui fermaient les portes, les autres la tiraient vers le bas, ne voulant surtout pas qu’elle quitte le sous-sol.



Laurence a résisté. Avec calme. Moi aussi, j’ai résisté. 1887 jours, c’est long. Mais je savais qu’elle réussirait. Peu importe si le film rencontre son public. Six ans après notre première rencontre, à force d’abnégation et de conviction, Laurence avait tenu sa promesse : mon ascension victorieuse sur l’Everest sera bientôt sur tous les écrans des cinémas de France et de Navarre.


Nadir Dendoune


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