La chronique du Tocard. La dernière séance

 La chronique du Tocard. La dernière séance


 


Quand j'étais pas plus haut que trois figues et qu'internet n'existait pas encore, j'allais au libraire du coin chaque mardi et j'attendais que le vendeur ait le dos tourné pour chourer plus rapide que mon ombre Télé Poche. C’était pas très sympa pour lui et son business parce qu’il avait des gosses à nourrir. Mais je faisais tout ça pour le bien être de la famille Dendoune qui habitait au 5ème étage de la plus grande tour de la cité Maurice Thorez à l’Ile-Saint-Denis.


 


C'était important de connaître les programmes quotidiens à l’avance parce que pour des pauvres comme nous, les soirées devant la télé c'était quelque chose à ne pas rater. Maman préparait le dîner toujours à l'avance pour qu'on ait tous fini de manger pour 20h30. Après, on s’installait tous en face du téléviseur. Maman débranchait même le téléphone fixe pour être certaine que l'on ne soit pas dérangé par un cousin du bled qui appelait toujours en soirée, parce que la communication était moins chère la nuit tombée. 


Grâce à Télé Poche, je savais quelle chaîne regarder et surtout si le film franchirait le CSA du daron, qui avait des critères bien particuliers en la matière.  J’étais en charge de la programmation parce que je comprenais plus vite que tout le monde où mon père voulait en venir.  Mes choix allaient souvent vers les fictions estampillées "valables pour les moins de 6 ans".


Donc souvent vers les films de cow-boys. Comme ceux avec le soi-disant sauveur de l'humanité John Wayne qui faisait toujours passer les Indiens pour des méchants et des indésirables. Il inversait les rôles, juste pour la propagande de l'Amérique colonialiste. Faut dire qu'il se comportait à l'écran comme si il avait vécu toute sa vie avec des Algériens. Avec lui, aucun risque mineur pour la pudeur de la famille Dendoune. Mais au bout de douze chevauchées, on s'emmerdait un peu quand même avec les westerns. 


Heureusement pour nous, il y avait aussi des films français à l'ancienne, piliers du patrimoine cinoche de notre République laïque et indivisible, et qui pouvaient surtout se regarder en toute tranquillité, vu l'éthique compatible à celle du diffuseur en chef, Mohand Dendoune. Ceux avec Jean Gabin ou Simone Signoret pouvaient recevoir carrément le label "produit halal de l'année". 


Comme John Wayne, ces deux acteurs-là, au talent indéniable, se mettaient toujours à la place des Gnoules et on les remerciait pour ça : ils ne s'embrassaient quasiment jamais publiquement, ou si ils le faisaient c'était toujours avec classe et surtout en un temps un mouvement, à peine le temps pour nous de sentir la gêne occasionnée. Mais il m'arrivait parfois de me tromper, parce que Télé Poche pouvait aussi faire des blagues en tout genre. Plusieurs fois, j'ai été trahi par la présentation innocente faite par le programme télé qui jurait sur le CSA que le film de ce soir serait Tout Public. Tout public ne voulait pas dire forcément Gnoules inclus et je l'appris à mes dépens. 


Alors quand les embrassades duraient et duraient et parfois même, quand un bout de nibard venait à dépasser d'un soutif mal attaché, ou qu’on apercevait subitement le sexe sur l'écran, c'était tout l'appartement qui était plongé dans une archouma abyssale. Le commencement d'un chaos monstrueux s'abattait sur la pièce du salon. Il faisait chaud, très chaud même, des degrés de honte qui parcouraient l'ensemble de nos corps. Les têtes partaient vers d'autres côtés, en bas, en haut, en oblique, et même en diagonale. Moi, je priais pour qu’ils arrêtent leurs dégueulasseries et en attendant, je fixais l'ampoule du salon en me demandant si c'était du 110 ou du 220 volts.


Piégé deux, trois fois de la sorte, je ne prenais quasiment plus aucun risque. Alors, pour être certain de passer une soirée sans encombre, les films comiques étaient désormais hautement recommandés et certifiés conformes.  Et à l’époque, on avait le choix et l’humour était, en plus, de qualité.


Par exemple, tout le monde chez les Dendoune adoraient Pierre Richard parce qu'il se comportait comme un arioul et qu'il s'en foutait du qu'en dira-t-on. Pierre Richard ressemblait physiquement à un Gnoule.  A un Kabyle, avec ses beaux cheveux blonds et bouclés comme une biquette, bien  assortis à ses yeux bleus. On arrivait sans aucun mal à s'identifier à lui. Comme nous, il se trouvait à la marge de la société. Ne faisait pas partie du décor. Il y avait chez lui un côté looser qui nous parlait forcément. Pierre Richard révélait au grand jour nos peurs les plus profondes : lui qui ratait tout ce qu'il entreprenait, lui qui perdait tout, lui qui était si ridicule, lui le minable, lui l'exclu… À l’écran, sa poisse, ses fêlures, ses échecs semblaient être les nôtres.  


Mais le meilleur était ailleurs. Et le préféré chez les Dendoune, c'était de loin Louis de Funès. A chaque fois que Télé Poche annonçait un film avec le plus grand comique français de tous les temps, je courais voir maman pour lui annoncer la bonne nouvelle. Maman courage souriait  et elle prévénait alors tout le clan qu'on dinerait plus tôt ce soir : le temps pour elle de finir toutes ses tâches ménagères, parce que pour rien au monde, elle ne raterait un Louis de Funès … qu'on avait pourtant tous vus une dizaine de fois. On s'asseyait alors tous chacun à nos places attitrées : le daron, lui, héritait toujours de la meilleure, bien installé sur le petit canapé en cuir, en face du téléviseur.


Ma mère, un peu plus loin sur le côté, près de la porte, le cul sur la chaise, pour pouvoir faire des allers-retours entre sa cuisine et le séjour. Moi, à droite de mon papa, à proximité de la télécommande, prêt à bondir pour changer de chaîne. Mes soeurs, squattaient le sofa. On demandait d'abord le silence. Mais très vite, les rires remplaçaient le vide. Papa s'essuyait les yeux toutes les trente secondes, maman repétait chaque blague en kabyle à mon daron pour être sûr qu'il ait tout compris.  C’était le seul moment où la pudeur pouvait enfin aller voir ailleurs. Mes parents étaient tellement heureux qu'ils en oubliaient l'horloge. Parce que le bonheur pouvait durer …


 


Nadir Dendoune


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