La chronique du Tocard. La déchirure

 La chronique du Tocard. La déchirure


Maman est comme tout le monde et il lui arrive parfois, pour pas dire souvent, d'être en dépression. Avec le recul, je ne sais pas si cela n'a pas été le cas une grande partie de sa vie. Même avant qu'elle arrive en France, elle n'a jamais été vraiment heureuse et ça se voit rien qu'en regardant ses yeux. 


Quand elle n'est vraiment pas bien, elle reste assise de longues heures et regarde l'horizon. Elle se parle à elle-même mais j'ai jamais su ce qu'elle se disait : elle chuchote c'est tout. Quand je lui demande ce qui la tourmente, elle me répond que tout va bien. Elle ne dira jamais ce qui la rend si triste.


Bon, avec l'âge qui passe, elle se confie quand même un peu. Par bribes. Elle ne raconte jamais vraiment jusqu'au bout toute son histoire. Alors, j'ai décidé depuis quelques temps de la faire parler au maximum. Je sens que ça lui fait du bien. Et à moi aussi…



Devant les autres, "Grâce à Dieu" comme elle dit, elle annonce qu'elle va toujours bien. Surtout ne pas montrer sa faiblesse. Sa fragilité. Ses failles.  Dans sa culture à elle, enfin traditionnellement, ça ne se fait pas de ne pas avoir le moral. Il faut toujours sourire. Se plaindre, pourquoi faire ? Elle ne vit pas dans la rue, c'est déjà bien.


La dépression n'existe pas chez les Maghrébins de son âge. Ils n'ont pas le droit de broyer du noir. Pas le droit de crier leur malheur. Ils doivent toujours montrer qu'ils sont forts. Que la vie leur a sourit hamdoulah.


En vrai, elle cogite de dingue à l'intérieur. Beaucoup d'idées noires. De regrets. Et aussi un peu de colère. Et puis, mes parents ont peur du regard de l'autre. Ils craignent tellement d'être pris pour des fous qu'ils préfèrent se taire et gardent alors tout à l'intérieur. 



Ma mère a le coeur nostalgique, rempli de tristesse. Elle souffre du traumatisme migratoire. Elle vit en France depuis 60 ans mais elle n'a jamais digéré l'exil et ne le digérera jamais. Maman n'a pas oublié son Algérie. Elle n'a jamais oublié son village kabyle, ses paysages, l'odeur du bois qui fume, les jours d'hiver où elle marchait pieds nus, les journées à aller chercher l'eau au puits, le troupeau qu'elle emmenait brouter.


Jusqu'au bout, elle a cru qu'elle retournerait auprès des siens. Quand son mari a atteint l'âge de la retraite, ils étaient prêts à repartir avec les trois petits derniers mais au dernier moment, le projet a capoté. Enfin, maman s'est rendu compte qu'il était trop tard…



Ma mère pense parfois, en vrai tous les jours, à l'immense maison construite au bled qui se meurt toute seule, abandonnée de tous. A tout ce fric jeté en l'air quand ici, elle comptait ses sous. Je crois qu'elle s'en veut un peu et aussi à son mari parce que tous les deux n'ont pas eu la force de faire le deuil de leur exil. "On aurait pu avoir une meilleure vie ici", m'a-t-elle dit un jour.  



Maman a essayé de transmettre à ses enfants du mieux qu'elle le pouvait sa culture mais elle est persuadée qu'elle a échoué, que tout est de sa faute. Elle a cru que c'était fastoche. Ma mère était  persuadée qu'elle avait mis au monde des Kabyles mais n'a jamais été préparé à éduquer des Français. Papa avait encore moins le mode d'emploi,  c'est pour ça qu'il a été autoritaire toute sa vie. 



Parfois, je me dis que mes parents auraient pu mieux digérer l'exil si ils avaient pu consulter un psy. S'ils avaient pu se faire aider. Ils avaient besoin qu'on entende leurs souffrances. Qu'on soulage leurs craintes. Qu'on les accompagne un peu dans leur nouvelle vie. Mais personne n'a jamais fait vraiment attention à eux. Ils ont été invisibles toute leur vie.


Et puis, il aurait fallu que mes parents sachent que cela existait. Personne dans leur entourage, ni Zineb leur cousine, ni Saïd leur cousin, ni Johra ou Hamid leurs amis, ni Cécile ou Bouna, leurs voisins, des prolos comme eux, ne s'étaient assis une fois dans leur vie sur le divan d'un de ces spécialistes de l'angoisse. 



Leur médecin traitant, le seul qui leur inspiraient confiance, ne leur a jamais vraiment demandé comment ils allaient à l'intérieur. Il n'a jamais creusé avec eux.  Leur toubib n'a jamais voulu savoir s'ils tenaient le coup. Non, il leur a juste pris leur tension et prescrit des tonnes de médocs, des Doliprane à tout va. De toute façon, les psychologues ne vont jamais vers les pauvres : ils attendent toujours que les patients viennent les voir. Aller chez le psy c'est un truc de riches.


Quand ça va vraiment pas, ma mère prend rendez-vous chez une voyante. Peu importe si elle l'arnaque à tous les coups. Elle le fait toujours discrètement. Mes parents sont trop fiers pour demander de l'aide à quelqu'un d'extérieur. Tout doit se régler en famille.


Quand tes parents ne vont pas bien, tu ne peux pas l'être non plus, c'est mécanique. Leurs traumatismes liés à l’exil ont eu des répercussions sur la vie de leurs enfants. Chacun à sa manière ne va pas bien. Et je crois que c'est comme ça dans l'immense majorité des familles maghrébines. Peut-être que certains s'en sortent un peu mieux mais j'en ai pas rencontrés des masses dans ce cas là.  


Jusqu'à aujourd'hui, j'ai du mal à assimiler mes deux cultures à la fois. Réussir à le faire exige une réelle solidité psychologique pour pouvoir se repérer dans tout ce merdier. Je n'ai pas encore cette force. Ou cette intelligence. Ou cette distance.  


Bon, c'est vrai je vais un peu "mieux" parce que j'ai beaucoup écrit et voyagé.  Je me suis réparé de cette façon. ​Enfin, peut-être pas complètement… ​Je ne suis jamais allé voir un psy. Moi aussi, comme beaucoup, j'ai du mal à accepter que j'ai besoin d'aide.


Nadir Dendoune