La chronique du Tocard. La Chambre 112
La femme de ménage, en charge du rez-de-chaussée, avait été tellement surprise de trouver la chambre 112 dans un état de propreté optimale, qu'elle appela son supérieur pour lui demander si le travail n'avait pas déjà été effectué par une de ses collègues, chose qui ne lui était jamais arrivée.
Travailler dans ce genre d'endroits, même avec ces longues heures de turbin et même avec ce petit salaire, devenait tellement un luxe de nos jours que chacune craignait pour son poste et respectait donc scrupuleusement les consignes données par leur employeur. Même les serviettes, qu'elle retrouvait habituellement éparpillées un peu partout dans les chambres, étaient cette fois – ci pliées et rangées soigneusement sur le bord de l'évier de la salle de bains. Son supérieur lui confirma qu'aucune employée ne s'était occupée de la chambre 112.
Depuis son arrivée sur l'île de Djerba en Tunisie et son installation dans cet hôtel quatre étoiles, ma mère, Messaouda Dendoune, 80 ans, dont 80 de bons et loyaux services pour les siens, avait encore un peu de mal à profiter pleinement de sa semaine de vacances et à se séparer de ses vieilles habitudes, qui étaient pour elle une seconde nature.
C'est elle qui chaque matin, avant l'arrivée de la femme de chambre, passait près d'une heure à remettre en état le lieu où elle avait passé la nuit. Pas question pour maman de laisser la pagaille s'installer, déjà parce qu'elle détestait la crasse mais son obsession pour la propreté s'expliquait d'abord par le respect qu'elle accordait à ces femmes, dont la dureté de leurs vies faisait écho à la sienne.
C'était toujours maman qui lavait à la main ses t-shirts et culottes, qu'elle accrochait par la suite délicatement dehors sur le balcon de sa chambre d'hôtel, en plein soleil, comme elle le faisait chez elle en France, bien que ses filles lui aient acheté une machine à laver dernier cri, qui avait même une option pour le séchage.
Maman ne disait jamais « la chambre » pour désigner l'endroit où elle vivait présentement, préférant à celui-ci le terme de « maison ». « Ils nous ont donné les clefs donc c'est chez nous », répétait-elle simplement pour justifier cette nouvelle appellation.
A chaque fois qu'elle quittait son nouveau « chez soi », elle prenait bien soin de tout éteindre, aussi bien le téléviseur, que les lumières, s'assurait que tous les robinets étaient fermés. Maman attendait même que la chasse d'eau des toilettes se taise pour pouvoir refermer la porte derrière elle. Malgré mes remarques pour l'inciter à lâcher un peu de lest, elle restait droite sur ses positions. Et il valait mieux ne pas insister.
Pour les repas, la salle à manger se trouvait à quelques mètres de notre chambre, au même étage, ce qui était une bonne nouvelle pour son physique qu'il fallait ménager à cause de son âge avancé. Les bénéficiaires de la formule « Tout inclus » dont nous faisions partie, qu'on remarquait aisément grâce à leurs bracelets bleus autour du poignet, avaient droit à un accès en illimité, mais dès le début, maman m'imposa certaines règles.
– Mon fils, dans ton assiette, tu mettras seulement ce que tu es capable de manger, quitte à faire plusieurs allers-retours, insista-t-elle plusieurs fois.
– Et tu ne te serviras que d'une assiette, ajouta-t-elle d’un ton très sérieux. Et c'était la même chose pour les couverts : je n'avais droit qu'à un seul verre, qu'à une seule cuillère et qu'à une seule fourchette pour chaque repas.
Pour éviter tout gaspillage, au cas où nos yeux avaient vu plus gros que nos ventres, elle ramenait toujours avec elle un sac en plastique et repartait dans sa chambre munies de quelques réserves, bien que je lui indiquais, en vain, qu'elle pouvait à tout instant s'approvisionner dans le self service, ouvert dès 9h et qui ne fermait qu'à 23h.
Mais l'essentiel était ailleurs pour ma mère. Elle avait toujours détesté le gâchis. Elle pestait en voyant les excès dont faisaient preuve l'immense majorité des clients de l'hôtel qui n'hésitaient pas à entasser dans leurs assiettes une large série de victuailles, du melon au poulet, en passant par du poisson frit, qu'ils finissaient par abandonner au final. Des assiettes qui restaient sur les tables, aux trois quarts remplies…
Maman regardait tous ces gens avec mépris et aussi avec de la colère, elle qui, pourtant, était d'une nature si douce. Qu’ils puissent autant ignorer la valeur des choses, la rendait malade.
A chaque repas, elle se fendait de critiques à leur encontre. Allant jusqu'à railler celles et ceux qu’elle trouvait en méga-surcharge pondérale, ne comprenant pas qu’ils puissent autant se goinfrer de la sorte. Pour la première fois, je l'entendais même traiter certains d'entre eux de « gros porc ». Ce qui me fit bien rire, je l’avoue….
Ce qui la mettait en colère également, c'était la manière dont beaucoup se comportaient avec les serveurs, oubliant la politesse de base. Ni merci, ni au revoir, ni même un sourire. Elle allait comparer le sort de tous ces employés au sort « d’esclaves ».
Un soir, à la fin du repas, maman alla parler à un des serveurs pour lui dire tout ce qu'elle avait sur le coeur. Il écouta « Hadja » avec attention. Lui donna raison. Mais il lui expliqua que son pays dépendait du tourisme et qu'il devait encaisser. Il avait une femme et cinq mômes.
Sans doute ne pouvait-elle pas oublier ces jours où elle avait compté jusqu'au moindre centime, pour nourrir ses neuf enfants et où la viande avait parfois manqué. Des souvenirs qui lui remontaient aujourd’hui avec violence à la surface.
Sans doute pensait-elle à son arrivée en France à la fin des années 50, où ne sachant parler le moindre mot en français, elle se vit se débattre avec son porte-monnaie et la langue des commerçants, sans parler du mépris que la France de l'époque réservait aux colonisés de son espèce. Ma mère connaîssait le prix de la vie, c'est pour ça qu'elle n'avait rien oublié…
Nadir Dendoune
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