La chronique du Tocard. L’indulgence
Mon papa occupé au turbin, ses mains usées, son courage chevillé au corps, sa dignité à l’état brut, c’était ma maman, sa douceur, son humanité, son beau foulard kabyle aux couleurs vives posé délicatement sur ses cheveux, qui assistait aux réunions parents – profs et elle rentrait souvent à la maison l’esprit un peu embrumé, pas sûre d’avoir compris tout ce que les enseignants avaient raconté sur ses enfants. Elle était en France depuis peu et elle faisait comme elle le pouvait la maman courage.
Elle espérait, avec le temps, qu’elle comprendrait un peu mieux le jargon local. Elle comptait sur la radio, la télé et les gens qu’elle allait rencontrer pour progresser. Mais à dire vrai, elle sentait qu’elle allait vraiment avoir du mal. C’est comme si elle était atteinte de blocage systématique avec l’apprentissage de cette langue. Comme un truc épidermique.
Il faut dire que la première fois qu’elle avait entendu quelqu’un parler français c’était en 1955, quand de jeunes soldats de 20 ans avaient débarqué dans son village en pleine guerre d’Algérie. Ils avaient crié des obscénités tandis qu’ils venaient fouiller à l’intérieur des maisons en espérant y débusquer des moudjahidines, pour eux de vulgaires terroristes alors que les rebelles algériens se battaient juste pour être libres. Ce jour-là, elle avait eu peur, très peur même, elle qui vivait sans une présence masculine, avec sa mère et ses deux sœurs, depuis que son papa les avait quittées, foudroyé par une maladie alors que ma daronne n’avait que 10 ans.
En attendant de pouvoir un jour comprendre dans son intégralité les propos des professeurs, ma mère ne stressait pas, pas inquiète pour un sou, se disant que rien ne pressait. Effectivement, il n’y avait rien à redouter de la scolarité de ses filles, qu’elle savait d’une exemplarité exemplaire. Elle était également rassurée avec son premier garçon, un enfant très calme et très sérieux, qu’elle voyait toujours réviser quand il rentrait des cours. Et puis, à la cité, tous faisaient l’éloge de ses enfants : des gamins bien élevés et très respectueux. Elle était tellement fière de tous ses mômes.
Les choses allaient un peu se compliquer quand le neuvième, le petit dernier, moi en l’occurrence, vit le jour. C’était un samedi matin le 7 octobre 1972, aux alentours de 6h que je naquis, dans une chambre au dernier étage de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis, après une longue nuit d’intense travail : le dernier Gnoule avait du mal à sortir, redoutant sans doute ce qui l’attendait à l’air libre, en Seine-Saint-Denis et ailleurs.
Toute la famille était embêtée parce que personne n’avait la moindre idée du prénom qu’on allait pouvoir me donner. Ma sœur, la deuxième sur la liste, présente au chevet de ma mère alors que celle-ci me donnait la vie et en m’entendant brailler comme un arioul, eut cette intelligence d’esprit, de me nommer Nadir. Ce prénom lui avait fait penser à « Toujours quelque chose à dire »…
Ma frangine avait vu juste. Très vite, à la maternelle, j’allais me faire remarquer à cause de mes incessantes gesticulations. Les soucis allaient empirer à l’école primaire. Sans doute d’être arrivé au bout du bout de la chaîne m’avait rendu un peu plus turbulent, un peu moins dans l’équilibre que le reste de la fratrie. Et ma mère allait être convoquée très souvent par les professeurs.
A chaque fois, elle les écoutait très attentivement en répétant « oui » et « merci » et en bredouillant dans un français très cabossé des excuses pour le comportement de son fils. Elle leur promettait qu’il allait changer, wallah que ma folie était passagère. Ensuite, après chaque remontrance des professeurs, on rentrait tous les deux à la maison main dans la main et quand on était assez loin de l’école et que personne ne pouvait nous voir, elle me donnait des bonbons pour me faire comprendre qu’elle serait toujours de mon côté.
En grandissant, les conneries s’accumulaient. Le soir, elle ne pouvait fermer l’œil qu’une fois qu’elle m’avait entendu rentrer. J’étais sa principale source d’inquiétude. Un jour, alors que j’approchais de mes 18 piges, la police débarqua à la maison à la recherche d’une batte de base-ball qui aurait servi d’arme principale dans une bagarre entre bandes mal léchées.
Ma mère versa un torrent de larmes quand quelques jours plus tard, elle dût me rendre visite à Fleury-Mérogis et me découvrit amaigri et la mine déconfite. En sortant du cachot, ma mauvaise réputation était faite et beaucoup dans ma ville me tournèrent le dos. Je me souviens comme si c’était 2015.
A chacune de mes mésaventures, à chacune de mes conneries, peu importe la gravité de celles-ci, peu importe si j’avais tort à moitié ou sur toute la ligne, ma mère prit toujours ma défense. Quoi que je dise, quoi que je fasse, ma daronne ne m’a jamais lâché. Je crois que c’est ça, l’amour.
En demandant plus tard à maman les raisons d’un soutien aussi indéfectible, elle me répondit très sérieusement, comme une évidence : « Si c’est pas moi qui te défend, qui va te défendre ? »
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