La chronique du Tocard. L’amour à travers le Mur

 La chronique du Tocard. L’amour à travers le Mur


 


Lui, un grand homme aux beaux yeux bleus et au regard apaisant, habitait Naplouse, au nord de la Cisjordanie Occupée, dans un camp de réfugiés, comme ses parents avant lui, et ses grands-parents jadis qui avaient dû fuir Haifa en 1948, pourchassés par les milices sionistes. Elle, douce, fragile mais forte, vivait à Jérusalem de l’autre côté du mur, à Sheikh Jarrah, quartier arabe de plus en plus colonisé par les juifs israéliens. Les deux s’aimaient à rendre jaloux tous les célibataires même ceux qui l’étaient par choix. 


Ahmad et Soraya s’étaient croisés au hasard d’une vie, un matin sur la route à Ramallah. Ils allaient dans le sens opposé : lui au nord rejoindre les siens, elle au sud, à Jérusalem, dans cette ville dont rêvait Ahmad, et dont les Israéliens lui interdisaient l’accès.


Ahmad est Palestinien, il a 28 ans et comme tous ses amis, il n’avait jamais pu aller prier à Al Aqsa. Pas une fois. Il pensait à tous ces gens du monde entier qui pouvaient à leur guise se rendre en pèlerinage à Jérusalem et qui n'étaient pas au courant de ce qu'il se passait à quelques kilomètres de là.


Ce jour là, Ahmad avait attendu son transport des plombes et elle aussi, et ils étaient tellement heureux à parler tous les deux, qu’ils espéraient que leur bus ne viendrait jamais. Elle était montée la première dans son autocar, avait payé son trajet, sans jamais se retourner, et il ne l’avait pas quittée des yeux. C’est sûr, il était malade d’elle.


Soraya s’était assise devant, près de la fenêtre mais elle n’osait pas le regarder. Du moins pas encore… Elle l’aimait déjà. C’est dingue. Elle aimait Ahmad comme une vérité qu’on considère comme une prophétie. C’était un mardi et le jour finissait sa course.


La semaine d’après, Ahmad avait attendu au même arrêt que Soraya revienne. En vain… Puis la semaine suivante et ainsi de suite pendant près de deux mois. Puis, elle avait fini par réapparaître. Elle lui avait expliqué que sa mère était tombée malade et qu’aujourd’hui, tout allait bien et qu’elle serait là chaque mardi.


Lui n’avait rien dit. Il voulait sourire, crier, lui dire que la semaine n'avait d'intérêt que parce que le mardi existait. Mais il s’était tu. Il se disait qu’un jour, elle saurait tout. Il ne savait pas encore que Soraya était tombée pour lui.


Le lundi soir, il était tellement excité à l’idée de la revoir qu’il ne dormait jamais. Dans son sommeil, il la revoyait monter dans son autobus, payer sa course et désormais, elle le regardait. Parfois, elle lui faisait même un clin d’œil… Souvent, tous les deux laissaient passer des minibus pour pouvoir encore et encore discuter et ça les faisait arriver très en retard à la maison.


Puis un jour, Soraya n’est plus venue. Ahmad n’avait pas paniqué pour un sou : Soraya, la femme de sa vie reviendrait très vite. C’était certain : le mektoub l’avait mis sur sa route et ils finiraient par vivre heureux tous les deux. Pendant plus d’un an, chaque mardi, il l'attendait comme au premier jour, à l’arrêt d’autobus.


Heureusement qu'il y avait ce joli coin d'ombre et aussi cet endroit pour s'asseoir. Parfois, il croyait la voir, pensait l’entendre. Un jeune garçon passait de temps en temps avec son chariot et proposait du thé ou du café et ils discutaient.


La nuit tombait et il était toujours là à attendre le départ du dernier bus mais Soraya ne venait pas. Alors, il rentrait à Naplouse, emportant avec lui sa déception et ses regrets. Il s'en voulait parce qu'il n'avait pas eu le courage de ses sentiments. Et puis, la pudeur les avait empêchés d’échanger leurs numéros.


Alors il se décida à aller à Jérusalem. Il présenta plusieurs demandes aux autorités israéliennes. Toutes lui furent refusées. Il voulait tant se rendre sur place. Aller à Sheikh Jarrah pour la retrouver. Lui dire que la vie était devenue un sens interdit depuis qu'elle ne faisait plus partie de son décor.


J’étais assis avec mon ami dans un café à Naplouse et il me racontait son histoire en détail. Cela faisait deux ans qu’il ne l’avait pas revue. Que pouvait-il faire ? A un moment, son visage, plongé dans l'ombre, a retrouvé la lumière. Et il s'est souvenu.


Un mardi, Soraya lui avait parlé d'un lieu où elle aimait prendre un verre avec ses amis. Il y avait à l'intérieur un jardin avec une fontaine et qui se trouvait à deux pas de la porte de Damas. Elle s'y rendait chaque mercredi. Il n'en savait pas plus. Il me regarda fixement comme s'il jouait sa vie. Dans son regard, il m'implorait de l'aider.


A proximité de la porte de Damas, j'ai commencé à chercher l'endroit. La chaleur était étouffante. Je m'arrêtais toutes les deux minutes et je demandais aux gens avec insistance. En vain: ils avaient besoin de plus de détails. Et puis, une fille, une jolie demoiselle a tout de suite su. En arrivant dans ce café, je me suis assis et j'ai attendu.


Il était 10h du matin. J'ai pris un lemon mint, une boisson rafraîchissante à base de feuille de menthe, de jus de citron et de gingembre. J'examinais chaque fille qui rentrait.


Ahmad me l'avait décrite en détail. Brune, 1m72, de larges sourcils et de beaux yeux noirs, de longues mains, et de belles dents. Soraya portait toujours sur son poignet un collier en argent de couleur turquoise et des boucles d'oreilles assorties.


A 14h, toujours rien. Je faisais ça pour mon ami et pourtant j'avais le cœur qui cognait de toutes ses forces et les mains qui se remplissaient d'humidité, comme si je venais retrouver la femme de ma vie.


Vers 18h, alors que je m'apprêtais à partir, Soraya est entrée. Tous les hommes se sont retournés en la voyant. Elle était drôlement belle et gracieuse. J'ai attendu qu'elle soit assise pour aller lui parler. J'ai eu du mal avec les premières syllabes, j'avais peur de sa réaction. Son anglais était approximatif mais quand j'ai dit Ahmad, son visage s'est ensoleillé.


Je savais pas si je devais continuer dans l'interrogatoire. Alors, j'ai juste sorti mon téléphone et j'ai appelé. Ahmad a décroché et les deux se sont parlé. Je suis sorti pour laisser toute la place à l'intimité.


Il était à Ramallah, à quelques kilomètres de là, de l’autre côté du mur. Je voyais juste à travers les vitres que Soraya pleurait à chaudes larmes…


Nadir Dendoune


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