La chronique du Tocard. Des trous de souvenirs

 La chronique du Tocard. Des trous de souvenirs


 


Je le sais bien et je suis pas plus débile qu’un autre qu’on peut jamais faire marche arrière dans la vie qui défile à tout instant. Mais si j’avais pu accéder à un retour vers le passé, j’aurais demandé à mon vieux de venir m’encourager le long du parcours du marathon de Casablanca, qui n’en finissait plus de me faire souffrir. J’aurais bien eu besoin de sa présence à mon papa dans cette épreuve qui sentait pas la rose même avant qu'elle ait démarré. 


 


Malgré le changement d’horaire qui nous avait filé une heure de plus pour pioncer, la nuit avait été très courte pour ma gueule mais surtout pour mon corps qui souffrait d’une sciatique aiguë, une douleur qui partait de la cuisse gauche et qui remontait jusqu’au dos. Je venais de me lever et le marathon de Casablanca, le huitième du nom, avait lieu dans une heure et quart et j’espérais juste qu’une fois les muscles bien enflammés, la machine tiendrait jusqu’au bout. Il n’en fut que dalle et l’épreuve, courue sous une moiteur orageuse, s’avéra au final être un calvaire.


S'il avait été présent mon papa, je l'aurais regardé droit dans les yeux et j’aurais souri pour pas l’inquiéter. Son regard bienveillant m’aurait donné une force titanesque pour supporter le supplice que j’étais en train de vivre. En coupant la ligne d’arrivée dans un état de troisième degré, je pensais bizarrement à lui et je me rendis compte que mon père n’avait jamais assisté à une de mes courses.


Je le retrouvais quelques jours plus tard, placé comme à son habitude sur sa chaise, l’air ailleurs, ses lunettes légèrement inclinées vers le bas, son chapeau bleu à carreau sur la tête qu'il aimait toujours autant et qu'il ne quittait jamais, sa tête ayant plus de facilité à se souvenir d'un bout de tissu que de personnes qui ont été sa famille pendant si longtemps. 


C’était son endroit habituel dans son nouveau chez soi. J’étais pas venu lui rendre visite depuis quelques semaines à cause de la difficulté d’accepter sa nouvelle condition. La maladie qui fait perdre la mémoire s’était emparée de mon père il y a quelques années, un peu par derrière, sans prévenir tout à fait. Il commençait juste à perdre des choses, des clefs, de l’argent, ses cartes de transport.


Un jour, il ne savait plus où il avait mis son pantalon, un autre, où il avait rangé sa veste. Au départ de son aventure avec lui-même, on n’avait pas été inquiets plus que ça : on s’était juste dit « Le cerveau du padre s’affaiblit et ça arrive à tout le monde, surtout à un âge avancé, d’avoir des trous de souvenirs ». 


Au début du commencement, sa vie continuait comme si tout fonctionnait à merveille à l’intérieur et il sortait chaque matin après le café que lui préparait ma daronne, affranchi d’une aide extérieure. Il gambadait par-ci, par-là, passant la majorité de son temps dans son troquet préféré. Un rade patibulaire, certes, mais où il était accepté de tous. Ça lui arrivait même de prendre le tramway tout seul jusqu’à Bobigny, pour la magie du voyage, mais surtout pour assassiner le temps.


Papa s’emmerdait en France, où il avait pourtant bossé 4 décennies, participé généreusement à mettre au monde neuf enfants plus quelques-uns perdus en route. Depuis qu’il avait dit adieu à son travail, il ne rêvait que d’une seule chose : retourner au pays pour de bon, en Algérie, en Kabylie, dans sa maison, dans son village d'Ighil Laarba à 1000m d'altitude.


Finir ses jours à cultiver ses plantes, à rester avec ses amis avec qui il avait tant aimé, minot, partir pieds nus pour emmener brouter les chèvres là-haut dans ses montagnes. Six mois par an, il était d’ailleurs avec eux, heureux …


Passé ce délai, il n’avait pas d’autre choix que de revenir en France, à l’Ile-Saint-Denis, dans la grisaille, le froid, entouré de barres HLM, parce qu’une loi française arbitraire et inhumaine l’y obligeait. Un jour de plus au bled et il perdait alors une partie de ses droits. Alors, il faisait des aller-retours.


Un matin, en plein froid parisien, je l’avais trouvé devant la porte de son immeuble en larmes. Il venait de se perdre une nouvelle fois et un homme l'avait ramené devant chez lui grâce à ses coordonnées qui étaient visibles de tout le monde sur sa canne sur laquelle il s'appuyait, qui lui permettait d'avancer encore plus vite qu'un marcheur sur route.


Il n’avait jamais pleuré de sa vie devant moi. Ça se faisait pas devant ses enfants. Il avait sorti ses clefs qui étaient accrochées solidement à sa ceinture et il m’avait juste dit: « Je suis malade ». 


Je le regardais aujourd'hui plus que jamais comme je ne l'avais jamais regardé auparavant, libéré de ma pudeur. Il ne disait rien. Je prenais sa main qui était toute chaude de douceur et je me mis à lui raconter mon marathon. Combien il m'avait épuisé mais comment j'avais été fort de courage pour aller jusqu'au bout.


J'avais pas lâché rien que pour lui, parce que je t'aimais papa et parce que je voulais que tu sois fier de moi. Je lui disais des mots que je ne lui avais jamais dits. Je lui racontais des tas d'autres aventures, cette chance de les avoir vécues. Je partageais tout avec lui. 


Je lui parlais même de la nana que j'aimais, qui me rendait fou de bonheur. Je me sentais minable. Je m'en voulais de n'avoir pas eu le courage de lui avoir dit tout ça avant. Ça me faisait chialer de raconter tout ça à mon père et j'avais les pupilles trempées.


Il a serré ma main avec institution, comme s'il m'entendait, comme s’il me comprenait. Je le regardais attentivement, il cherchait à me dire quelque chose mais il n'y arrivait pas. Mais quelque part, au fond de ses yeux, là où l’âme parle au cœur et où la pudeur disparaît un instant, j’entendais : « Je t’aime mon fils. » 


 


Nadir Dendoune


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