La chronique du Tocard. De l’eau du robinet seulement
Ma maman que vous commencez à connaître un chouia tellement elle est faite tout en beauté et en douceur doit être toujours mise devant le fait accompli; sinon, elle se sent trop pauvre légitimement pour accepter de profiter des plaisirs de la vie. Par exemple, pour l’emmener dîner à l’extérieur, il faut ruser de malice et lui faire croire à une ballade chez sa cousine Zineb et au dernier moment, changer d’itinéraire, garer le tacot devant le restaurant et lui dire que la table a déjà été réservée deux heures à l’avance.
Pour la faire sortir du carrosse au cas où elle résiste encore un peu, on doit lui expliquer que le repas a déjà été payé, qu’on ne peut plus décommander, voire, lui raconter des salades en lui disant que c’est le boulot qui régale. Sinon, la daronne fait demi-tour illico-presto en rappelant qu’il y a tout ce qu’il faut à la maison, que son frigo est rempli à rabord de bons produits frais, comme les yaourts qu’elle achète par lots de 24, ou les kilos de légumes et de fruits qu’elle stocke à l’ombre sur le balcon de sa salle à manger, parce qu’elle continue, elle qui vit désormais seule dans son F3, à faire les courses au marché deux fois par semaine comme si son Mohand et ses enfants résidaient toujours à son domicile fixe.
Une fois qu’elle est bien installée, qu’elle est revenue au calme et qu’elle a mis la petite serviette en papier sur ses genoux pour pas se tâcher, tu dois faire comme si t’avais rien entendu quand elle te dit qu’elle n’a pas faim, qu’elle a déjà bien mangé ce matin, un café et un biscuit, que tu dois trouver logique qu’à 19h30, son estomac est encore bien rempli. Elle ne mangera donc rien ! Quand le serveur se décide enfin à venir prendre la commande et pressée par nos regards implorants, elle finit par dire « Ok, mais juste un petit plat alors ». T’as intérêt ensuite à planquer la carte, tout faire pour qu’elle ne voie pas les prix surtout si on décide de l’inviter ailleurs que dans un Kébab, parce qu’elle croit toujours qu’un steak frites, ça coûte 15 francs, pour elle, c’est 5 euros.
Une fois qu’elle a compris qu’elle n’a pas d’autre choix que de manger comme tous les autres clients sinon « c’est l’harchouma abyssale», elle ne prend, comme convenu, ni entrée, ni boisson : à la maison, « y a tout ce qu’il faut ». Pour elle, ça sera : « Amen Ken », comprenez, « de l’eau du robinet seulement ». Les autres, ils font ce qu’ils veulent : ça ne la regarde pas. Quand le plat arrive devant elle, elle le regarde toujours avec une moue perplexe, sans jamais prononcer la moindre syllabe, comme si elle était vénère, comme si elle en voulait au plat d’être là, comme si il était coupable de quelque chose.
Puis, elle dit toujours que l’assiette est trop remplie. C’est sa manière d’annoncer qu’elle va la partager avec les autres. Elle te donne toujours le meilleur morceau de viande, ou la meilleure portion de légumes. Les bonnes choses, c’est jamais pour elle : son palais ne lui pardonnera jamais.
Au moment de payer, elle sort toujours son portefeuille, qui est un machin immense en cuir, où les billets sont pliés minutieusement : pas question que tu l’invites. Maman, c’est la patronne : c’est toujours elle qui paie pour ses enfants ou les copains de ses enfants. Peu importe si on gagne aujourd’hui plus de fric qu’elle, ce qui n’est pas du tout un événement : maman touche seulement le minimum vieillesse. Alors, tu te débrouilles pour qu’elle attende dehors et qu’elle te laisse enfin lui rendre un peu, même si tu sais que tu lui rendras jamais 1% de ce qu’elle t’a donné toutes ces années.
Pour lui offrir un voyage, c’est un chouïa plus compliqué, sauf pour les allers-retours en Algérie, où là, elle n’hésite pas une seconde à embarquer même quand un Paris-Bejaïa avec Air-Couscous coûte plus cher qu’un Paris-Los Angeles tout confort avec Air France. Pour les autres destinations un peu moins « vitales » pour elle, c’est-à-dire le reste du monde, il n’y a pas d’autre choix que d’acheter un billet d’avion non remboursable et de le déposer par la suite sur la table de son salon.
Elle va te faire la tronche, sortir de l’appartement en prétextant qu’elle doit aller faire des courses, puis revenir fâchée et te dire qu’elle ne peut pas partir, qu’elle a trop de choses à faire ici à l’Ile-Saint-Denis, sans te donner plus de détails. Coincée dans ses contradictions, elle va te demander : « Et puis, qui va s’occuper de ton père pendant qu’on sera en vacances ? ». Alors, pour la contrer dans sa plaidoirie, tu retournes à l’agence de voyages pour acheter un billet d’avion au daron pour qu’il aille au bled.
Elle fait la gueule quand même parce qu’elle est trop fière et qu’elle voit bien qu’elle a perdu la bataille. Et puis, elle ne comprend pas que tu puisses dépenser tout ce fric pour elle et son Mohand. Les parents triment et les enfants profitent. Mais une fois partis, une fois en vacances, elle se détend un peu et commence à profiter. C’est juste qu’elle pense qu’elle n’a pas le droit au kiff. Elle se souvient juste qu’elle a réussi à élever ses neufs enfants en faisant gaffe à chaque centime, pas en allant s’éclater à l’autre bout du globe.
Un jour, je lui avais demandé quel métier elle aurait aimé faire si elle avait pu aller à l’école. « Journaliste, comme mon fils », qu’elle m’avait répondu. Pourquoi ? « Parce que j’aime voyager », qu’elle avait ajouté. Maman aime trop découvrir d’autres choses, rencontrer d’autres gens : c’est pour ça que tous mes amis l’adorent.
En avril 2006, ma mère a fini par accepter de m’accompagner à Sydney. On était que tous les deux. Papa, lui, était parti en Kabylie, s’occuper de sa maison, de ses plantes. Maman est venue visiter mon autre chez moi où j’ai vécu huit ans, entre 1993 et 2001. Elle est restée trois semaines sur place. Elle s’est « grave » entendue malgré la barrière de la langue avec Karen, Maree, Geoff, Tracey, Jan ou Jodie, mais aussi avec mes amis français, comme Gilles, ou le frangin Youcef, un kabyle exilé aux antipodes. Une fois revenue à Paris, elle a appelé toutes ses copines, pour se la raconter un peu et leur raconter avec détails son voyage en Australie avec son petit dernier.
Je l’ai même entendu leur dire qu'elle aimerait bien aller un jour en Amérique pour rencontrer les acteurs des Feux de l'amour, sa série préférée, qu’elle ne rate pour rien au monde, parce qu’elle est persuadée que ça n’est pas du cinéma et que ça se passe vraiment comme ça dans la vraie vie…
Nadir Dendoune
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