La chronique du Tocard au Trib’. Francesca : « Leur liberté, c’est ma liberté »

 La chronique du Tocard au Trib’. Francesca : « Leur liberté, c’est ma liberté »


J'ai décidé d'aller parfois au tribunal. Une belle manière de raconter autrement la France. La Chronique du Tocard devient donc de temps en temps La chronique du Tocard au Trib'. Voici l'épisode 1. Au Palais de justice de Nice, Francesca : "Leur liberté, c'est ma liberté" 




La dernière fois que j'ai eu aussi mal aux fesses, c'était lors de mon tour du monde à vélo, Sydney – Paris, en 2001-2002. "C'est pour décourager les SDF de la ville, sinon ils viendraient passer toute la journée ici, comme ils le font dans les bibliothèques", m'informe très sérieusement mon confrère, la cinquantaine débutante, un type tout en longueur, venu dans sa besace  un livre épais qui lui sert de coussin, une nécessité absolue pour encaisser la dureté du métal dont sont fait les bancs à l'intérieur de cette salle d'audience où nous nous trouvons. 


Au début,  je crois qu'il blague mais non, c'est la vérité.  Il tient cette information de la plus haute importance pour nos derrières d'un greffier. Ici, c'est donc le Palais de justice de Nice sur la très chic côte d'azur. Le bâtiment a été refait.  C'est très classe à l'intérieur. On dirait un théâtre. Pour les justiciables, surtout pour ceux qui sont condamnés, ça ne change pas grand chose de pointer la beauté du lieu mais pour les visiteurs comme moi, ça fait plaisir. Ça change du palais de justice de Bobigny, 93, qui a des allures de suicide collectif. 



Ce jour-là, on y croise du beau monde. Dupont Moretti, par exemple, l'avocat vedette, parfois acteur de cinoche, bronzé comme tout, venu à Nice défendre un braqueur multirécidiviste. Comme l'audience qui m'intéresse aujourd'hui, celle de Francesca Pierroti, une Italienne de 30 piges,  poursuivie pour avoir aidé des réfugiés n'est pas prés de commencer, je prends quelques minutes pour aller écouter le ténor du barreau. Comme à chaque fois, c'est brillant.


On dirait une médiathèque à lui tout seul. Il a des formules de dingue ! Même le juge ne le quitte pas des yeux. Un jour, j'irai braquer un Mac Do juste pour pouvoir être défendu par ce type, pour avoir la chance d'être dans le même bureau que lui et pouvoir lui dire pourquoi j'ai déconné. 



Nous sommes début avril et la salle où doit être jugée Francesca Pierroti est pleine à craquer malgré le manque de confort, et malgré le beau temps. Et malgré le fait que Dupont Moretti ne soit pas son avocat. Non, l'avocat de Francesca 

est Maitre Zia Oloumi. En iranien, son nom veut dire "la lumière scénique". Je l'apprends de sa propre bouche. Il me le dit avec fierté. Il fera moins le malin dans le tribunal. 



Tout le monde n'a pas pu entrer. Le gros des troupes est dehors et ils gueulent très fort leur indignation. C'est pour la forme, le juge ne sera pas plus clément mais ça donne du tonus à Francesca. Beaucoup de monde et c'est normal. Ils sont là pour soutenir cette nana courageuse, pas très grande de taille mais on peut être petit et avoir un cœur immense. Je parle surtout pas de Sarkozy. 


Francesca Pierroti, elle, c'est la crème des militantes, la formule 1 de l'associatif. Le sort des autres avant le sien. C'est tellement rare de nos jours que j'insiste un peu. Je la connais pas perso mais j'aimerais bien savoir ce qui la pousse à risquer de la prison pour donner un coup de patte à des gens qu'elle ne connaît pas. Courageuse. 


Elle est donc accusée par la justice française d'avoir aidée huit personnes, des Erythréens et des Tchadiens, à passer la frontière italienne pour les emmener de l'autre côté en France. Elle a été arrêtée pas loin de Menton, sur l'autoroute A 8 le 8 novembre 2016.


Ce jour-là, elle est venue avec une bagnole chercher les réfugiés sur le parking du Lidl de Vintimille, une petite ville italienne, de l'autre côté de la frontière française. Les flics, une patrouille composée de quatre keufs français et de quatre keufs italiens les ont suivis depuis le début avant de les arrêter un peu plus loin, en France, "en flagrant délit", sinon l'arrestation est caduque.


On imagine bien leurs têtes toutes fières de forces de l'ordre d'avoir pu empêcher des réfugiés de continuer leur route. Parce que ces exilés s'en cognent de la France : ce qui les intéressent tous c'est d'aller en Angleterre. On se demande quel plaisir tu peux avoir à faire ce métier. Faire de vraies enquêtes pour arrêter des tueurs en série je veux bien, mais faire la chasse à des types qui fuient la guerre, je vois pas quel kiff tu peux avoir. Parce qu'il paraît que les douaniers avaient le sourire en les arrêtant. 


On se demande surtout entre nous  ce que Francesca Pierroti fout dans ce tribunal. On aurait préféré voir la gueule de Fillon par exemple, ou Marine Le Pen. Mais elle, t'as envie d'aller prendre un thé avec elle plutôt. C'est la douceur incarnée. Cette Italienne n'est pas une criminelle. Tu peux laisser ton portefeuille rempli de biftons devant elle qu'elle ne le prendra pas. Casier judiciaire extra vierge. Je suis plus une caillera qu'elle.


Elle n'est pas passeuse professionnelle, elle ne fait pas de business sur le dos des miséreux. Elle fait tout gratos. Elle dépense même du blé de sa poche, elle qui touche 300 à 400 euros par mois à bosser pour une association humanitaire, avec l'essence qu'elle fout dans le réservoir de la bagnole, la bouffe qu'elle file à ces gens qu'elle connaît à peine, l'hébergement qu'elle leur offre, mais elle est poursuivie par la justice.


Dans d'autre temps, elle aurait reçu une médaille. Enfin, je veux dire dans un monde idéal parce qu'en vrai la justice est souvent au service des gouvernements. L'audience commence enfin, mais avec deux heures de retard.  Francesca était convoquée à 13h30. Il est 15h30. Moi qui voulais aller faire un tour à la plage.



Ce jour-là, j'ai beaucoup de chance : l'huissier est absent. "Sinon, tu n'aurais pas pu entrer", m'indique une journaliste, habillée avec un superbe tailleur. "La tenue vestimentaire dans le sud est méga importante. Venir en short, c’est osé. A Grasse, (NDLR : à 40 bornes de Nice dans les hauteurs), c'est pire. Tu dois rester droit sur le banc. Si tu t'affaisses, tu te fait sortir direct". Je porte un beau bermuda bleu qui couvre tout de même mes genoux.


Le souci avec moi c'est qu'à chaque fois que je suis dans le sud de la France, j'ai l'impression d'être en vacances alors j'oublie les codes élémentaires, enfin mes pantalons. Après je vais me plaindre qu'on me laisse pas entrer dans les tribunaux. De toute façon, si ça avait été le cas, j'aurais pas parlé du short, j'aurais dit que c'est à cause de ma gueule d'arabe. Ça aurait été crédible puisque ça m'est déjà arrivé. 



Revenons au procès. Tout le monde s'installe. Les journalistes ont tous les droits. Déjà, on a les meilleures places, tout devant. Et puis, on peut sortir nos téléphones, nos ordinateurs, discuter entre collègues, on peut même grignoter à l'intérieur. Pour les autres, "le peuple", il faut fermer sa gueule et au moindre écart, le flic te met dehors. C'est beau les privilèges. 



Le procureur est tout près de moi. Je peux presque le sentir. Il est installé sur ma gauche. Je ne le connais pas. Jamais vu de ma vie. Mais je ne partirai pas en vacances avec lui. Il a une tête de mec impitoyable. C'est du délit de sale gueule je sais mais chacun son tour. "Il n'est pas commode, tu as raison", lâche à voix basse, le journaliste quinquagénaire, celui qui a ramené un bouquin pour avoir moins mal au cul. Mon collègue chuchote, de peur d'être entendu. Il flippe de lui je crois. 


Le procureur n'est pas là pour être aimé je sais mais quand même, il y va fort.  Pour lui, il n'y a pas eu de contrôle au faciès quand les Africains ont été arrêtés. Ben oui, les flics les ont arrêtés à cause de leurs coupes de cheveux. Tout a été fait selon la loi martèle le procureur. Il est Antillais. Il me fait penser à ce vieux daron de la cité quand un des ses fils, un pote, faisait une connerie. Il rigolait pas lui aussi. Mon ami dérouillait à chaque fois. 



Le contrôle effectué par la patrouille franco-italienne qui a arrêté Francesca et les huit migrants s’est fait dans les règles, selon le cadre des "accords de Chambéry", il dit, sans trop préciser de quoi il s'agit au juste, juste pour légitimer l'action des flics. Chambéry, je connais de nom, on peut aller faire du ski là-bas. Je savais pas que les Italiens et les Français avaient signé des accords de la sorte.


Il semblerait selon l'avocat que les policiers aient agi selon leur bon vouloir et qu'ils n'aient pas attendu l'autorisation du parquet pour les contrôler. Mais bon, le procureur s'en fout. La justice s'en fout aussi. La France s'en fout également. Ce sont des détails. Les Noirs sont des détails. Les Africains n'avaient pas de papelards et si il y a eu quelques irrégularités, c'est pas grave, on fera avec. L'audience va quand même avoir lieu, donc. 


L'avocat de Francesca est un coriace. Il s'entête. Il croit que ses tentatives pour avoir "la nullité", c'est à dire qu'il aimerait que le juge ordonne un non-lieu pour non respect de la procédure de l'arrestation, vont aboutir. Quel mytho. A mon avis, c'est un baroud d'honneur. Et puis, il doit justifier sa présence aujourd'hui. Il essaie d'en mettre plein la vue à celles et ceux qui se sont déplacés. Parfois, j'ai l'impression qu'on regarde une pièce de théâtre.


Francesca est impassible. Elle laisse parler son avocat. Mais elle a l'air de s'en taper, elle aussi. Pour preuve, alors que son défenseur répète qu'elle est innocente, elle déclare sa culpabilité et dit au contraire assumer son acte. Oui, elle a filé un coup de patte à tous ces gens. A la barre, elle est aidée d'une traductrice alors qu'elle comprend le français et qu'elle le parle aussi. Ça doit être parce qu'elle a envie de faire bosser une personne. Ça paie bien il paraît le métier de traducteur. 



Francesca ne va pas s'excuser. La justice peut se gratter. Elle balance d'emblée pour calmer tout le monde : "leur liberté, c'est ma liberté". Elle dit ensuite qu'elle ne répondra à aucune question mais qu'elle ne s'empêchera pas de faire des déclarations quand elle en aura envie. C'est elle la patronne du tribunal. Tu t'attends à ce que le juge lui dise "Hey, ça va pas, je pose les questions et vous répondez" mais il ne dit rien.


Le juge doit pas être à l'aise avec cette audience. Il sait bien que la nana qu'il a en face d'elle n'est pas une délinquante. Il doit juger tous les jours des gens qui ont fait des choses beaucoup plus graves. Il a l'air embêté. Heureusement que pour l'Etat français et sa souveraineté, le procureur est là. Lui, je suis sûr qu'il serait capable d'envoyer sa sœur en prison si cette dernière commettait un délit. 



Francesca écoute attentivement ce qu'on dit sur elle puis à un moment elle coupe la parole au juge. Elle se met à  parler et personne ose lui dire de se taire. C'est beau ce qu'elle dit. On est venus gratos mais on assiste à un beau spectacle. "Il m'est difficile de me défendre car je ne vois pas où j'ai commis un acte criminel. J'ai juste aidé des amis. Pour moi, cette frontière que vous citez n’a jamais existé. Ça fait trente ans que je passe par ici et je n’ai jamais été contrôlée.


C’est un filtre qui sélectionne et cette sélection se fait uniquement par la couleur de la peau. Le 8 novembre 2016, j’ai transporté des amis. Vous dites que j'ai fait passer des réfugiés, mais pour moi ce sont des amis. Ce n’est pas à moi de contrôler les papiers des gens. J’ai passé cet endroit que vous appelez la frontière avec des Français et des Italiens et je n’ai jamais été contrôlée. Pas une fois. Comment accepter que des gens mettent leur vie en danger sur le bord de l’autoroute ? N’est-ce pas suffisant ce qu’ils ont vécu en Lybie ? Oui, j’admets que j’ai aidé ces personnes, je les ai transportés afin qu'ils continuent leur voyage".



Son avocat écoute et il ne dit plus rien. Je ferai pareil à sa place. Le juge a l'air touché.  Le procureur non. Il donne ses réquisitions. Huit mois d'emprisonnement avec sursis et deux ans d'interdiction du territoire français pour Francesca. C'est chaud. Le 19 mai 2017, le tribunal rendra son verdict. 


Nadir Dendoune