L’inquiétante poussée des salafistes tunisiens

Ce que beaucoup de Tunisiens craignaient est arrivé : une attaque salafiste contre des cafés ouverts pendant le mois de Ramadan.  La violence salafiste est encore montée d’un cran. Par leur activisme, leur agressivité verbale et physique, les salafistes suscitent désormais les plus fortes inquiétudes chez la majorité des Tunisiens.

Fiers de leur action héroïque, ils se sont fait filmer. Quelques minutes plus tard, trois vidéos étaient en ligne. Les événements se passent à Jendouba, ville du nord-ouest, ce vendredi 5 août. A la sortie de la mosquée, après la grande prière, plusieurs dizaines d’hommes, entre 100 et 150 selon nos estimations, marchent au milieu de la chaussée, sous la conduite de cinq barbus habillés à la saoudienne, et bien connus des habitants de la région pour leur engagement salafiste. Les cris sont ceux du tawhid (la ilaha illa allah, il n’est de dieu que Dieu). La plupart des participants sont habillés à l’occidentale, quelques gamins se sont faufilés dans les rangs.

La suite se déroule dans une grande confusion et sous les cris de Allah Akbar. Dans au moins trois endroits différents, on voit des chaises et des tables démembrées, des cageots et un seau en plastique piétinés, des légumes répandus sur la chaussée et, dans ce qui semble être un dépôt clandestin d’alcool, plusieurs dizaines de cannettes de bières. Ce dernier endroit sera au final « purifié par le feu. »

Quelques pages facebook, le média préféré des Tunisiens après la télévision, essaient d’incriminer la police politique, mais c’est peine perdue. Les meneurs sont connus des habitants de Jendouba et des témoignages crédibles ne laissent aucun doute sur l’identité des commanditaires d’une opération destinée à « nettoyer la ville des repaires de débauche et de non jeûneurs ».

Aucun courant islamiste, qu’il soit légal ou non, ne réagit. Ni approbation, ni condamnation. Le plus important d’entre eux, le parti Ennahdha, n’avait encore rien publié au moment où nous rédigions ces lignes. Sur les forums jihadistes internationaux, y compris ceux d’Al Qaida, quelques posts relaient ces événements comme on annoncerait une grande victoire. Nous avons constaté aussi, sur ces mêmes forums, trois ou quatre appels  à la retenue qui condamnaient la violence.

Les salafistes marquent des points

Les salafistes tunisiens sont peu connus car ils ont toujours travaillé dans le secret absolu sous les précédents régimes. Quelque 1.200 d’entre eux sont passés par les geôles de Ben Ali, parfois sous des accusations gravissimes telles que la complicité dans des actes terroristes.

Sur leurs forums, on relève les points suivants :

-l’ambiguité entretenue et assumée des positions publiques concernant la violence et le terrorisme.

-la facilité du takfir, cette propension à excommunier ceux qui ne pensent pas comme eux, à traiter les gens de mécréants et d’apostats ;

-l’existence d’une nébuleuse, car on ne peut pas parler d’organisation ; il s’agit de groupuscules adeptes chacun d’un cheikh (ou de quelques chioukhs). Les idéologues de la salafiya jihadiya tunisienne sont connus. Parmi eux, Alkhatib Al Idrissi et Abou Iyadh.

-le jihad est considéré comme une prescription divine et, sur les forums publics et dans les discours officiels, on ne vous dira surtout pas le jihad contre qui.

-si les salafistes de prédication s’accomodent des régimes en place, se contentant d’islamiser la société par le bas, les salafistes jihadistes n’acceptent aucune forme moderne d’Etat et rejettent les partis politiques, les élections, le parlement. Pour eux, un pays ne peut être gouverné que selon « la loi de Dieu ».

-la prédication est une occupation permanente de ces salafistes.

L’énergie qu’ils déploient et leur activisme les rendent bien plus visibles que leur poids réel au sein des sociétés. Dans chaque quartier, dans chaque village, ils ont leur mosquée dont ils ont désigné l’imam. Ils ont leurs propres écoles coraniques, leurs forums internet, une web tv, n’hésitent pas à se faire financer par des appels aux dons dans les mosquées. Sur Facebook, de nouvelles pages de prosélytisme salafiste se créent chaque jour.

Les événements qui se sont déroulés à Jendouba le vendredi dernier sont un nouvel épisode à mettre à l’actif des salafistes jihadistes tunisiens, après l’attaque du cinéma Afric’art. Tous les jours, d’autres incidents moins spectaculaires sont enregistrés.  Il est clair que ces groupuscules gagnent chaque jour en assurance. Pour eux, il n’y a d’autre loi que la leur. Ils contribuent à créer dans le pays une ambiance délétère à l’approche des élections.

Soufia Limam