L’apparition d’affiches publicitaires à caractère religieux, inédites en Tunisie, fait polémique
Ariana, dans le quartier huppé de la Cité Ennasr, mercredi matin, des hommes s’affairent à installer des affiches publicitaires géantes qui vont transfigurer le paysage urbain, au milieu de ce qui semble être une indifférence généralisée des passants. Et pour cause : qui oserait protester contre des banderoles qui sont là « pour la bonne cause » ? Même disgracieuses, même de mauvais goût, elles font l’apologie de la prière et de la foi. D’autant que l’ex régime est présenté par les islamistes comme un « ennemi de la religion » qu’il a selon eux « combattue dans toutes ses formes ».
C’est sans doute le pari fait par l’Ecole coranique privée Abdallah Ben Massoud qui a discrètement apposé son nom et son logo dans un coin de chaque affiche prosélyte : deux en contre-bas d’un pont, trois en triangle sur un rond-point central (réduisant considérablement le champ de vision des automobilistes), et surtout une, la plus imposante de toutes, affublant la façade du minaret de la mosquée Assalam.
Nous retournons hier soir pour constater, alertés par la blogosphère tunisienne, que l’affiche la plus controversée a bien été enlevée du minaret 24 heures plus tard. Un commerçant de la place nous explique néanmoins que « le vent est le seul responsable », la banderole n’ayant pas résisté à des rafales de vent qui précipitèrent la décision des responsables de la mosquée de la désinstaller, une fois devenue instable. « Dès que j’ai vu ça, je savais que cela créerait une polémique » nous confie-t-il par ailleurs à propos de l’installation initiale.
C’est l’un de ces responsables que nous rencontrons le même soir après la prière des « tarawih » durant laquelle les fidèles prient pour certains à-même la chaussée, faute de place, à l’extérieur d’une enceinte bondée. L’homme qui cumule des responsabilités au sein de l’instance de direction de la mosquée et de la ligue régionale des associations coraniques nous assure que l’initiative n’a pour but que celui d’ « aider à mieux faire connaître l’établissement récemment lancé », à l’instar de nombreuses autres écoles privées confessionnelles similaires dans la zone. Des propos qui concordent avec ceux du représentant de l’école en question se trouvant à 200 mètres de là, qui confirme une étroite collaboration avec le lieu de culte, mais nie toute contrepartie financière à l’opération.
Quant aux autorités municipales, contactées par téléphone elles avouent, embarrassées, ne pas avoir été avisées, mais que de toute façon leurs équipes chargées de faire respecter la loi en la matière sont débordées depuis la révolution et n’osent plus intervenir du fait du climat de relâchement sécuritaire généralisé.
Une dérive
Si l’absence au sommet de l’Etat d’autorité découlant d’un pouvoir légitime, élu par le peuple, depuis le 14 janvier est une fois encore en cause, nul doute que même après le 23 octobre prochain, la nouvelle gouvernance se heurtera très probablement à la difficulté de revenir en arrière s’agissant de ce type d’affichage. Leur interdiction se heurte immanquablement à un procès d’intention classique : celui de ne pas « respecter la volonté de la majorité musulmane » du pays, au nom de laquelle parle l’islam politique, et désormais aussi le marketing dès lors qu’il œuvre dans le domaine du culte.
La confusion est d’autant plus pernicieuse lorsque dans une autre campagne pub sur le modèle de la contre-campagne parodique, une autre opération d’affichage sauvage profite du même chaos législatif dans les rues de Tunis pour sensibiliser à la nécessité du port du voile. Mais comme l’interface détournée est la même que celle de l’ISIE pour la sensibilisation à l’utilité de s’inscrire aux listes électorales, difficile de ne pas penser à une hiérarchisation des priorités insidieusement suggérée par le procédé, le religieux primant sur le citoyen.
Dans leur ensemble, les plus modérés parmi les musulmans rencontrés sur place s’indignent en privé (parfois après réflexion) de l’usage de minarets à des fins publicitaires. Pour autant, ce sont les majorités silencieuses qui sont souvent pointées du doigt, à raison, chaque fois que des acquis laïques et modernistes sont remis en question. C’est de cette majorité à l’existence supposée que dépendra la direction prise par la révolution tunisienne : soit il s’avère qu’elle libère des conservatismes doctrinaux et identitaires, soit elle sera la révolution d’insoumis mus par des idéaux plus universels et par conséquent nécessairement laïques.
Seif Soudani