Discrète visite de Rached Ghannouchi aux Etats-Unis : décryptage d’une réconciliation

 Discrète visite de Rached Ghannouchi aux Etats-Unis : décryptage d’une réconciliation

La visite de Rached Ghannouchi aux Etats-Unis l’a exposé à l’exercice périlleux des déclarations diplomatiques. DR.

Fin des années 90, Ghannouchi est interdit d’entrer dans plusieurs pays dont l’Egypte, le Liban et les Etats-Unis, après son expulsion du territoire espagnol en 1995. Persona non grata sous les administrations Clinton et W. Bush, il redevient fréquentable depuis le Printemps arabe, pour des autorités américaines soucieuses, sous Obama, de procéder à une certaine détente. En expurgeant leurs « black lists » de quelques ennemis d’hier, elles offrent une chance de réhabilitation aux nouveaux hommes forts d’une région en pleine mutation. Fin novembre, c’était au tour du numéro 1 d’Ennahdha de faire son baptême du feu diplomatique.

C’est le quotidien national « Achourouk » qui, le premier, ébruita l’info mardi 29 novembre. Rached Ghannouchi, leader du mouvement Ennahdha, effectuait depuis le lundi 28 une visite de trois jours aux États-Unis. Selon la même source, Ghannouchi aurait « répondu à une invitation envoyée par une structure scientifique. »

Vérification faite, il n’en est rien. C’est à l’invitation de plusieurs think tanks et de médias américains que l’homme a effectué ce séjour. Après enquête, il s’avère que tous ont en commun une appartenance à des sensibilités politiques de droite, voire néoconservatrices. Ce qui peut expliquer la discrétion et l’opacité entourant cette visite éclair. Pas un mot notamment sur la pourtant prolifique page officielle d’Ennahdha sur Facebook.

Dès mai 2011, Hamadi Jebali, numéro 2 du parti, l’avait précédé à Washington D.C., à l’invitation  du Center for the Study of Islam and Democracy du tuniso-américain Radwan Masmoudi, un influent proche d’Ennahdha.

Il y avait tout aussi discrètement rencontré John McCain et Joe Lieberman, des sénateurs américains connus pour faire partie des « hawks » (faucons, par opposition aux colombes pro paix), des va-t-en-guerres. « La Tunisie peut devenir votre allié stratégique », avait-il alors assuré à ses hôtes.

Au terme de sa visite, Ghannouchi a, quant à lui, participé à une conférence de presse et donné au moins deux interviews. Celles-ci recèlent quelques enseignements importants quant à l’évolution de ses propres positions ainsi que celles de son parti sur un certain nombre de sujets sensibles tels que son (ancien) anti atlantisme et le conflit israélo-palestinien.

Vers une normalisation avec Israël ?

Rached Ghannouchi a d’abord accordé un entretien au Washington Institute for Near East Policy (WINEP). Pour mieux comprendre la nature de cette entité qui se présente comme un think tank (laboratoire d’idées) consacré aux questions relatives à la politique étrangère des Etats-Unis au Moyen-Orient, il faut remonter aux origines de sa création.

Fondé par l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), principal groupe de pression en faveur des intérêts géopolitiques israéliens, en tant que l’une de ses divisions, le WINEP est chargé du lobbying auprès des médias et de l’exécutif US (là où l’AIPAC se concentre sur le Congrès).

Posté (ici) l’espace de 24 heures sur le site du officiel du think tank, le texte été retiré hier mardi pour des raisons inconnues. Mais le court laps de temps a suffi à sécuriser l’article original sur un site de partage. 

Le leader islamiste y apparait soucieux de montrer patte blanche. A la question « L’une des raisons pour lesquelles vous aviez été banni du territoire américain réside dans certaines de vos positions durant les 20 dernières années, qui incluent la référence aux Etats-Unis en tant que Grand Satan, le soutien à Saddam Hussein, ainsi que l’appel à la violence contre Israël. Ces positions ont-elles changé, ou les avez-vous maintenues ? », l’intéressé répond :

« Depuis qu’Ennahdha est devenu un mouvement politique en 1981, je n’ai jamais appelé à la violence. […] Concernant le conflit israélo-palestinien, c’est une question complexe qui n’a jamais été résolue, même si les Palestiniens ont accepté l’idée d’une solution de deux états.  Aujourd’hui, le problème concerne les Palestiniens et les Israéliens plus que quiconque. Mon centre d’intérêt, c’est la Tunisie pour qui j’ai un modèle et une expérience à mener avec succès, là où d’autres sont plus préoccupés par la Libye et la Palestine.

Je ne nie pas que ma position a évolué, et j’en suis fier, je suis humain après tout. J’ai des documents qui prouvent que je me suis toujours opposé à ce que l’on désigne les Etats-Unis par le Grand Satan  ». Il ajoute qu’il a toujours rejeté la rhétorique de l’Ayatollah Khomeini en la matière, « quand elle est basée sur la diabolisation ».

A la question « Est-il vrai que la nouvelle Constitution tunisienne contiendra un article criminalisant la normalisation avec l’entité sioniste ? », Ghannouchi dément, en précisant que cela avait été mentionné seulement dans le Pacte républicain de la Haute instance de Yadh Ben Achour.

« Il n’y a aucune raison d’inclure une situation politique en mutation comme la crise israélo-arabe. Le seul pays qui devrait être nommé dans la Constitution est la Tunisie », conclut-il.

Incrédule, l’intervieweur ajoute pour cette réponse et celles qui suivent des commentaires systématiquement sourcés, dont le but est de faire la lumière sur les contradictions flagrantes des présentes déclarations de Ghannouchi avec celles livrées par le passé, notamment au sujet de son admiration  du « modèle démocratique du Hamas ».

Foreign Policy, une autre institution de droite

Le second entretien, moins polémique, le présente tout de même comme le « leader des Frères musulmans tunisiens ». Il a été conduit à l’initiative de Foreign Policy, une prestigieuse revue bimensuelle fondée par Samuel Huntington, le théoricien du choc des civilisations.

Une revue dont la rédaction est connue pour sa proximité avec les conservateurs et Républicains US, et des positions très à droite. Elle est la propriété du non moins conservateur Washington Post depuis 2009.

La conférence de presse à laquelle a pris part Ghannouchi avait davantage la forme d’un hommage. Il y côtoyait l’activiste Manal Al Charif qui avait bravé l’interdiction de conduire en Arabie Saoudite.

Ghannouchi y a été consacré comme l’un des « 100 penseurs les plus influents de l’année » par le mag. C’est à ce titre qu’il était invité à assister à la cérémonie annuelle du forum de la revue.

Interrogé son opinion quant au déroulement du scrutin en Egypte, il a qualifié les Frères musulmans de « parti modéré », affirmant que la transformation de ce grand pays en démocratie « peut impacter toute la région et aider à la lutte contre le terrorisme dans le monde entier. »

Si Ghannouchi s’est depuis le succès électoral d’Ennahdha volontairement mis en retrait de la vie politique tunisienne, c’est pour mieux s’affirmer en tant que « guide spirituel révolutionnaire » selon ses proches.

Or, sa visite aux Etats-Unis, en l’exposant à l’exercice périlleux des déclarations diplomatiques, écorne ce statut et lui fait assurément perdre de la hauteur. La base populaire du parti reste quant à elle dans un blackout médiatique total, nul n’ayant jusqu’ici investigué les dessous d’une visite qui fera pourtant date.

Seif Soudani