Billet. Tunisie. Quelque chose a basculé le 9 avril 2012

 Billet. Tunisie. Quelque chose a basculé le 9 avril 2012


Depuis le « bloody Monday » que fut le 9 avril 2012, chaque jour apporte son lot de violences ou de débats enflammés en Tunisie, confirmant que cette date fut un tournant. Le général Rachid Ammar l’aurait dit en privé : « On va bientôt siffler la fin de la récréation ! ». On comprend aujourd’hui que c’est d’une application stricte de l’état d’urgence qu’il s’agit. Les sit-in ne seront plus tolérés. L’emploi de la force publique s’annonce excessif. 


Politiquement, vouloir criminaliser à outrance les mouvements sociaux, un an à peine après un tumulte révolutionnaire toujours légitime, c’est probablement un acte suicidaire pour le gouvernement et ce qu’on appelle « le parti au pouvoir », Ennahdha.


Le dossier des blessés de la révolution est loin d’être clos, encore moins ceux de la justice transitionnelle et de l’emploi des diplômés chômeurs. Pis, la dérisoire prime du programme « Amal » (200 dt) a été supprimée à ces derniers par le décidément très à droite nouveau ministre de l’Emploi qui les accuse d’oisiveté. Dans ces conditions, la politique de la matraque est une pilule qui passe mal.


La surenchère dans la réponse sécuritaire laisse même dubitatif un intellectuel aussi impliqué dans la transition démocratique que Yadh Ben Achour.


Celui-ci n’a pas caché son désarroi lors d’un récent entretien : « C’est pour moi un mystère. La société civile œuvre depuis la révolution à aider ce corps de métier honni par les Tunisiens à se réformer. Depuis, des syndicats de police avaient pourtant été créés, et je suis moi-même allé vers eux et ai donné des conférences sur ma vision de ce que devrait être la police de demain. Je ne comprends pas cette soudaine régression », déplore le juriste universaliste.


 


L’opposition, nouvelle cible des « pro pouvoir »


Un nouveau pas a été franchi ce week-end dans le retour aux vieilles pratiques.


Samedi, le quartier de la Saline de Radès s’embrase. Les locaux s’estimant lésés par une série de recrutements dans la fonction publique au port voisin, ils y organisent un sit-in. En représailles, la police anti émeutes ratisse tout un quartier et fait la chasse aux sit-inneurs : portes défoncées, perquisitions sauvages, bombes lacrymogènes tirées à l’intérieur même des habitations.


Des interventions musclées qui aboutissent à l’arrestation d’une quarantaine de jeunes. Du jamais vu depuis les évènements de la révolution. Très vite, les vidéos des traces du passage des policiers circulent sur le web.


Elue de la circonscription concernée de Ben Arous, Maya Jribi décide hier dimanche de s’en enquérir sur place. Elle ne fera que quelques mètres avant d’être agressée d’abord verbalement, puis repoussée vers son véhicule par un groupe de jeunes « politisés et organisés » selon le propre témoignage de la militante historique qui a longtemps expérimenté à peu de choses près le même type d’intimidations, la même violence, par des miliciens de l’ex RCD durant les années de plomb de la dictature benaliste.


Feignant un semblant de neutralité, les 3 policiers de la police anti émeutes qui l’encerclent sans conviction pour la protéger auraient de toute façon eu du mal à contenir toute la haine de la foule qui l’accuse de se livrer à une récupération politique. 


Ce qui est inédit en l’occurrence, la ligne rouge franchie ici, c’est de s’en prendre à une élue de la Constituante. De surcroit, ce n’est pas n’importe quelle élue du peuple, Jribi jouit d’une grande popularité auprès de larges franges de la population. L’agression à plusieurs « hommes » de cette petite femme d’1m55 les met en émoi.


Les plus radicaux des militants islamistes se félicitent quant à eux du quasi lynchage sur les réseaux sociaux. Les mêmes réseaux qui, la veille, avaient servi à mener une campagne de diffamation, l’accusant d’un plan démoniaque, en concertation avec les manifestants du port de Radès.


Vendredi nous apprenions que les bureaux de l’avocate Leila Ben Debba ont été saccagés. Son ordinateur a été volé et ses dossiers fouillés. L’avocate est aussi une militante politique moderniste qui s’est récemment illustrée par son activisme dans l’opposition ainsi que la défense médiatisée des blessés de la révolution non encore indemnisés.


Le temps dira si ces exactions marquent l’avènement d’un nouvel autoritarisme méthodique et prémédité, ou si Ennahdha peine simplement à encadrer ses troupes : une base populaire militante et zélée. 


En attendant, en plus du phénomène des milices de contre-manifestants, le nouveau pouvoir bénéficie déjà d’une armée idéologique de plumes conservatrices, prêtes à justifier les assauts du pouvoir judiciaire tenté à son tour par un tour de vis répressif sur les médias (Nessma TV attend toujours sa sentence pour blasphème jeudi 19 avril).  


L’apprentissage de la démocratie, au-delà du vote et des urnes, est un processus qui s’annonce long et épineux en Tunisie. Il devra passer par le démantèlement des autoproclamés comités de protection de la révolution dans les quartiers et, avec eux, cet esprit tribal du contrôle de certains territoires devenus physiquement inaccessibles à l’opposition.


Restera ensuite cette profonde incompréhension du rôle de l’opposition chez beaucoup de ceux qui crient encore systématiquement au « sabotage du travail du gouvernement ». Des pédagogues devront insister sur son aspect régulateur du pouvoir, de garde-fou institutionnel aux dérives autocratiques.


Une mission ardue à l’heure où au sommet de l’Etat les médias sont pensés non pas tel un contre-pouvoir, mais comme relais « émanant du peuple » et « respectant la volonté de la majorité ».  


Seif Soudani




(Photo AFP)