Billet. Tunisie. Les Tunisiens ne comprennent pas leur président

 Billet. Tunisie. Les Tunisiens ne comprennent pas leur président


C’est une véritable passe d’armes à distance à laquelle se sont livrés Moncef Marzouki et François Hollande cette semaine. Passée relativement inaperçue, elle s’est faite par interviews interposées, accordées respectivement au Point.fr et Slate.fr.




 


Hollande s’exprimait pour la première fois en tant que président en exercice sur l’international et la future politique étrangère de la France. Son franc-parler n’a pas déçu ceux qui l’attendaient au tournant sur ces sujets, au moment où le monde arabe reste en pleine période de mutations révolutionnaires.


 


Fermeté et vigilance d’Hollande, retour aux fondamentaux de la gauche


A la question de savoir s’il partage la position d’Alain Juppé, ex chef de la diplomatie française, vis-à-vis des « islamistes avec lesquels on peut parler », « à condition que certaines lignes rouges ne soient pas franchies », il répond :


« La France ne doit pas changer de principes en fonction des circonstances ou des situations. Ceux qui valaient au moment des printemps arabes, quand les régimes empêchaient l’avènement de la démocratie, doivent être évoqués avec les pouvoirs sortis des urnes dans ces mêmes pays, notamment en Tunisie et en Egypte. Le bon fonctionnement de la démocratie, l’égalité hommes-femmes ou la place respective de la société et de l’Etat doivent être rappelés autant que nécessaire. »


Mais il ajoute surtout :


« L’enjeu est de savoir si des partis qui se réclament de l’islam peuvent rentrer dans un processus démocratique de long terme. C’est pourquoi la réussite de cette transition est très importante. Les Tunisiens en ont fait la démonstration, même si nous voyons bien que des menaces existent. »


La réponse est cinglante à plus d’un titre : elle marque une nette rupture en ce qu’elle vise clairement l’ancienne politique étrangère du mandat de Nicolas Sarkozy, caractérisée de bout en bout par un cynisme et une inconstance indignes de l’Histoire d’une grande démocratie.


Homme des plus chaleureuses accolades avec un Ben Ali en fin de règne, instigateur de l’Union (purement économique) pour la Méditerranée pariant sur les dictateurs de la région, celui qui un temps a voulu aider à mater les mouvements sociaux qui préfiguraient la révolution tunisienne, pour ensuite, selon le même pragmatisme intéressé, envoyer Juppé en service commandé pour « discuter avec les islamistes », Sarkozy aura fait du « business as usual » et se sera trompé jusqu’au bout.   


 


Marzouki angéliste ? Opportuniste ? Ou mélangeant des deux ?  


Dans son entretien avec Sihem Souid, (qui comporte une faute factuelle ou de traduction, les législatives n’ayant pas encore eu lieu en Tunisie), Marzouki fait le même constat sur ce point. Il crève même l’abcès en rompant le silence sur le malaise qu’il y avait jusque-là à Carthage par rapport à l’Elysée.


En revanche, par rapport à l’élection de François Hollande, sa satisfaction est en demi-teinte. Ses réponses dans leur ensemble révèlent une profonde divergence avec la gauche incarnée par le PS, et consistent même en une charge en règle contre l’ensemble de la gauche française, voire la France tout entière qui, décidément, « ne comprend pas la Tunisie » :


« À propos de l’hiver islamiste, la France est le pays le plus proche de la Tunisie et celui qui nous comprend le moins bien au sein de l’Europe. Est-ce la grille de lecture « religieuse » des Français qui les empêche de se rendre compte de ce qui se passe dans le monde arabe ? », assène-t-il via une interrogation oratoire.


Les Français se rendraient donc coupables d’une grille de lecture « laïcarde » ou athée qui les empêcherait d’être objectifs et lucides envers la Tunisie.


Soit. Passons. Le président provisoire enchaîne : « L’islam n’est pas l’islamisme, l’islamisme n’est pas le terrorisme et l’islamisme s’écrit au pluriel. Le spectre islamiste est extrêmement large. » Ici le raisonnement quelque peu tautologique de Marzouki se précise. Il faut savoir que cette rhétorique du distinguo, de la déclinaison de l’islamisme, est identique à celle qu’affectionne un Tariq Ramadan ou encore certains dirigeants d’Ennahdha eux-mêmes.


Au lieu de souligner que « les islamismes » ont en réalité un même fond idéologique, celui de l’islam politique, de la religion plateforme vers la légitimité et la gouvernance, on décline cette idéologie d’Erdogan à Ben Laden, en somme pour en normaliser la partie la plus grande en un conservatisme comme un autre, compatible de facto avec la République.


Marzouki poursuit à propos d’Ennahdha : « En Tunisie, nous avons affaire à sa partie centrale, l’équivalent du parti démocrate-chrétien en Italie. Cette partie centrale, nous l’avons démocratisée. Avant la révolution, nous avons souffert et combattu la dictature ensemble. Les islamistes, torturés par Ben Ali, ont appris aux côtés des démocrates, réprimés par le même régime. La révolution arabe a poursuivi la démocratisation des partis islamistes. »


C’est là qu’il va peut-être vite en besogne. De quel Ennahdha parlons-nous ? Celui dont le leader s’exclamait encore dans ses meetings de campagne il y a quelques mois « Que dieu nous protège de la laïcité ! » ? Celui contre lequel il a fallu se battre pour qu’il renonce in extremis au projet de la mention de la charia islamique dans la Constitution ? Ce parti qui compte encore dans ses rangs des radicaux tels que de Sadok Chourou et Habib Ellouze, alliés décomplexés du salafisme international ? Ou celle qui reçoit en père spirituel Cheikh Youssef Qaradhaoui ?


« La révolution arabe a poursuivi la démocratisation des partis islamistes » ? Quid du pourcentage surprise des salafistes dans le nouveau parlement égyptien ?


Et puis qui est le « nous » dans « nous l’avons démocratisée  » ? Fait-il référence au parti présidentiel, le CPR, véritable nain électoral avec ses 300 000 de voix aux dernières élections contre 1 million et demi pour Ennahdha ? Quand bien même Marzouki fut un interlocuteur privilégié de Ghannouchi durant les années de plomb de la dictature, est-il encore en position de force aujourd’hui, en président dépourvu de l’essentiel des prérogatives de la présidence face à un gouvernement provisoire hégémonique ?


Suffit-il de se réclamer de la démocratie, sans séculariser au préalable, pour être démocrate ? Est-on en démocratie si la volonté du peuple est la théocratie ?


Ennahdha voterait-il l’abolition de la peine de mort si cela venait à être proposé demain ?  


Suffit-il d’avoir combattu la dictature ensemble pour être prémuni contre les velléités autocrates à l’avenir ? Rien n’est moins sûr lorsque l’on voit avec quel mépris sont traités aujourd’hui les partis modernistes par les islamistes tunisiens : compagnons de lutte hier, raillés pour leur score dérisoire aujourd’hui.


 


Monsieur le président, je ne vous ai pas compris


« Je suis un homme de gauche, laïque et démocrate, j’ai toujours été fidèle à ces valeurs, je suis même allé en prison pour les défendre », conclut Marzouki, éprouvant manifestement le besoin de rappeler ses loyautés.


La phrase appelle au moins un commentaire : le même Marzouki évite soigneusement l’emploi du terme « laïque » dans les médias locaux. D’où des soupçons légitimes de double discours.


Le progressisme est une attitude de tous les instants. Là où François Hollande reste ferme et vigilant, ne donne aucun chèque en blanc, Marzouki a quant à lui tranché, il est sûr de son fait : nos islamistes sont d’ores et déjà comparables aux Chrétiens-démocrates, et il n’y aurait aucun risque de mouvement réactionnaire, de retour en arrière. Un discours qui fait fi des précédents historiques nombreux, dans le monde arabe et ailleurs, où des projets de société ont démantelé sans peine des acquis progressistes obtenus dans la douleur.


Selon l’ex chef du CPR, « le seul ennemi d’Ennahdha aujourd’hui, ce sont les salafistes ». Il n’y a donc pas lieu d’affronter idéologiquement la droite religieuse. Le combat serait entre extrême droite et ultra droite. Triste droitisation de la Tunisie dans la bouche d’un homme de gauche.


La France ne nous comprend peut-être pas, mais ce que beaucoup de Tunisiens ont compris, c’est que la campagne pour les prochaines présidentielles a déjà commencé. C’est que, politiquement, flatter ainsi précocement la première force politique du pays s’est avéré payant. La lecture du jeu politique était la bonne, tout parti d’opposition qui ne s’est pas allié à l’islamisme étant aujourd’hui électoralement insignifiant, presque inexistant.


La gauche française, elle, a compris les enjeux régionaux d’aujourd’hui. Au sein de la nouvelle classe dirigeante française, les langues se délient enfin, le discours s’est assaini, s’est recentré autour des idéaux universalistes. La France a enfin compris la Tunisie. C’est Marzouki qu’elle n’a pas compris. Pour le reste, monsieur le président, la plupart de ceux qui réagissent à vos propos sont tunisiens, et ils ne vous ont pas compris non plus.


Seif Soudani




(Photo AFP)