Billet. Tunisie. Les salafistes passent à la vitesse supérieure. Ennahdha aussi.
Voilà près de deux semaines que les salafistes sèment la terreur. Ils multiplient les coups d’éclat aux quatre coins de la Tunisie, portant à un niveau inédit le nombre et le degré de violence de leurs méfaits. En Europe, plusieurs chancelleries mettent en garde leurs ressortissants contre la destination Tunisie. Comment en sommes-nous arrivés là ? A qui la faute ? Qui de l’Etat absent, le laxisme d’Ennahdha, ou encore l’immobilisme des forces de l’ordre est-il le plus à blâmer ?
Un billet entier ne suffirait pas à énumérer la récolte hebdomadaire des agissements, cette fois littéralement criminels, des salafistes tunisiens. Il n’en a d’ailleurs pas la vocation. Citons les plus marquants d’entre eux : c’est de Sidi Bouzid, berceau de la révolution, que part une nouvelle fois l’étincelle de l’incroyable, mais prévisible, accélération des évènements.
Des points de vente et de dépôt de boissons alcoolisées sont sauvagement saccagés et incendiés. Même scénario type « Far West » à Jendouba samedi, où le seul hôtel de la ville est vandalisé, 3 bars détruits, et un poste de police brûlé, en représailles à l’arrestation d’un jeune délinquant salafiste.
Une semaine auparavant, comme pour annoncer l’escalade, c’est le rassemblement géant de Kairouan qui galvanisait les troupes salafistes djihadistes, introduisant pour la première fois des démonstrations publiques d’arts martiaux paramilitaires, signe que l’Etat n’est plus le seul détenteur de la force.
Entre temps, l’incendie d’origine non élucidée du marché Moncef Bey à Tunis a permis de constater à quel point les autorités peinaient à faire respecter l’ordre public : dès leur arrivée au souk, policiers et pompiers sont reçus avec des jets de pierre.
Sur les ruines des stands carbonisés, de petits groupes salafistes bien coordonnés sont sur place en quelques heures. Ils font la loi et font le tri parmi les médias : certains sont autorisés à couvrir le sinistre, d’autres sont intimidés puis agressés impunément, selon le témoignage de la correspondante de France 24 victime de violences tout comme la chaîne Al Hiwar qu’elle accompagnait.
Point d’orgue à cette série noire, hier dimanche, l’équipe de cette même chaîne découvrait, résignée, l’ampleur de la destruction de ses locaux et de son matériel. Sur la ligne de front, son personnel a brillé par sa couverture cette semaine de tous les autres incidents mettant aux prises des radicaux islamistes à des militants politiques de gauche, des artistes, et des intellectuels, à l’image de Rejab Magri, ce professeur de théâtre tabassé au Kef.
La LTDH a réagi fermement via son président d’honneur Mokhtar Trifi, en dénonçant « une menace réelle pour les libertés » de la part de groupes voulant « imposer un mode de vie ».
La conception de l’Etat selon Ennahdha
Tout a été dit à propos du tiraillement d’Ennahdha entre volonté de montrer patte blanche en tant que parti de la modération aux commandes de la gouvernance, et celle de ne pas déplaire à sa base militante.
Peu de choses ont été dites sur sa conception de l’Etat. Une donnée pourtant clé si l’on veut comprendre les mutations en cours dans le pays. Est-ce une conception étrangère à ce que la Tunisie moderne a connu depuis l’indépendance ?
Oui, si l’on considère que les leaders nahdhaouis, dont beaucoup ont passé deux décennies d’exil en Grande-Bretagne, se sont imprégnés du modèle anglo-saxon en matière de « free speech ». Point de loi Gayssot ni de sécularisme bourguibien dans ce modèle ne posant aucune limite à la liberté d’expression, même au prix de la banalisation de la haine, tant que les lois ne sont pas transgressées.
Non, si l’on considère que pendant un demi-siècle, l’Etat tunisien a été indissociable du règne du parti unique (Néo-Destour devenu RCD) dominant tous les rouages de l’Etat. C’est ce qui explique qu’Ennahdha s’étonne que la révolution lui interdise de faire passer les médias du secteur public d’une domination à une autre.
C’est aussi ce qui explique que le parti islamiste veuille faire main basse sur l’administration et les institutions étatiques comme la Banque Centrale, les provinces, et tout ce qui échappe encore à son contrôle.
La semaine dernière, Nourredine Bhiri, ministre de la Justice, a promis que les salafistes seront sanctionnés de façon exemplaire, eux qui « avaient dépassé toutes les lignes rouges ». Dans les faits, le volontarisme s’est illustré ailleurs : ce sont plutôt 81 magistrats qui ont été sanctionnés, révoqués selon un communiqué pour « ne pas s’être adaptés aux exigences de la révolution ».
La révolution pour Ennahdha, ce n’est pas un état d’esprit, encore moins un progressisme. C’est avant tout une revanche sur l’ancien régime, à n’importe quel prix, fût-ce le recours aux salafistes comme hier le RCD recourrait à la police politique aux méthodes de barbouzes.
Pour arriver à ses fins, le parti compte sur le sentiment de culpabilité collective des Tunisiens, majoritairement silencieux pendant les années de la torture et des prisonniers politiques.
Chaque fois que la question salafiste est évoquée, le Premier ministre a adopté le registre de l’émotif : ainsi les salafistes sont « nos enfants », après tout « tous sont des Tunisiens » et « ils ne viennent pas d’une autre planète ». Il s’agit en somme de prôner le dialogue démocratique avec ceux pour qui la démocratie est un péché.
Ennahdha ne peut donc pas sévir et faire respecter la loi à cause de sa propre conception de l’Etat. Du reste, le registre convoqué par les salafistes n’est, idéologiquement, pas si éloigné du sien. En février dernier Rached Ghannouchi déclarait que « les salafistes sont porteurs d’une culture et ne constituent pas une menace à l’ordre public. »
Frustrées et agacées d’être montrées du doigt pour leur inaction, les forces de l’ordre réclament via leurs syndicats un texte donnant un cadre afin de pouvoir intervenir à l’avenir sans risquer de se retrouver derrière les barreaux.
Elles ne l’auront vraisemblablement pas. Les préoccupations d’Ennahdha sont ailleurs. Le parti est en pleine période de préparation de son congrès de juillet. En face, la société civile, toujours réactive, a obtenu une autorisation pour manifester samedi 2 juin.
Politiquement, Ennahdha a face à lui essentiellement une droite nationaliste qui ne s’est pas réformée. Des conservateurs à l’image du pouvoir algérien actuel qu’ils désignent aujourd’hui en exemple. Une fois au pouvoir, ils se montrent typiquement autoritaires et pas beaucoup moins religieux. L’initiative de Béji Caïd Essebsi, en rassemblant des figures à poigne, n’est pas pour inciter Ennahdha à lâcher du lest. Tout indique que le parti n’entend pas se laisser faire.
Seif Soudani
(Photo AFP)