Billet. Tunisie. Le jour de la colère n’aura pas lieu
Il fallait être sur place samedi 2 juin, Avenue Bourguiba, pour comprendre à quel point l’interdiction de manifester fut perçue comme un acte éminemment politique.
Aux abords du Théâtre municipal, aucune trace visible du festival pour enfants dont la concomitance fut invoquée par le ministère de l’Intérieur pour se justifier de sa fin de non-recevoir.
L’organisatrice de la marche « Jour de la colère », Fatma Ghorbel, secrétaire générale de l’association Femmes & Dignité, dénonce une décision arbitraire et des autorités de mauvaise foi.
Quelques centaines d’irréductibles ont tout de même bravé l’interdit en manifestant contre les violences salafistes et le silence du gouvernement, objet initial de la manif. Harcelés par des éléments pro pouvoir aux tactiques désormais bien rodées, puis menacés d’être dispersés par la force par la police anti émeutes, ils finissent par quitter les lieux après plus de deux heures d’un bras de fer très tendu.
La contestation faiblit
Avortée, sabotée, humiliée, la contestation s’essouffle mais entend toujours surfer sur la dynamique révolutionnaire encore d’actualité. Ironie du mimétisme, les mêmes visages d’officiers de la police en noir déployée le 14 janvier 2011 étaient là samedi, au même endroit.
Aux appels répétés par mégaphone « Au nom de la loi je vous ordonne de vous disperser !», répondaient sifflets, quolibets, et contre-injonctions de la défiance : « Au nom de la Révolution nous revendiquons le droit souverain de manifester ! ».
Côté cordon de sécurité, quelques jeunes recrues des BOP étaient visiblement embarrassées de prendre part à une cacophonie quelque peu surréaliste. D’autant qu’au plus fort de la tension, la teneur des sommations a pu faire craindre un remake du sanglant 9 avril 2012 et de son usage disproportionné de la force.
N’y avait-il pas en effet une forme d’autisme politique à s’acharner à museler ainsi une foule compacte mais pacifiste et colorée ? Quel mal, quelle déstabilisation du gouvernement en place pouvaient bien causer quelques jeunes libertaires brandissant des slogans anti violence ?
L’extrême frustration de ces derniers de ne pas pouvoir se faire entendre ne leur fournit-elle pas le prétexte en or pour remettre ça dans la foulée, en prenant à témoin l’opinion et la presse internationale cette fois, face à ce qui a tout d’une dérive contre-révolutionnaire ?
Car quand bien même le gouvernement Jebali est un gouvernement jouissant de la légitimité des urnes, la transition démocratique n’en est qu’à la deuxième phase d’un processus encore long, et il aurait tort de vouloir verrouiller pouvoir et mainmise sur les rouages d’un nouvel Etat autoritariste au nom de la révolution, 5 mois à peine après son investiture.
« Attendez donc les prochaines élections ! », sommaient, verbalement agressifs, les quelques soutiens du gouvernement venus chasser manifestants et figures de l’opposition ayant tenu à faire acte de présence, à l’image de Issam Chebbi et d’Iyed Dahmani, dégagé au premier moment de vulnérabilité de la manif, dès que la pression a faibli côté manifestants.
Les forces en présence se sont neutralisées samedi. Evoquant l’issue d’un match nul, policiers boucliers baissés et activistes pancartes en berne se sont tournés le dos comme à la parade à la mi-journée. Mais tout indiquait que la colère n’en était que plus germée et la bataille simplement ajournée.
L’opposition, dans un état peu enviable, toujours plus décimée par les divisions internes sur la marche à suivre, offre un boulevard à de nouvelles figures du cyberactivisme comme le jeune vidéo blogueur Khalil Gantara qui a nargué les policiers sur la ligne de front le 2 juin, tel un Cohn-Bendit en mai 68.
Muette, une large partie des Tunisiens semble aujourd’hui de plus en plus résignée face aux passe-droits accordés aux salafistes, considérés au fond comme une compensation morale aux années de plomb de la dictature. Un silence qui illustre un sentiment de culpabilité diffus dont profitent les plus radicaux. Si le camp démocrate ne se ressoude pas rapidement, la partie semble durablement pliée.
Seif Soudani