Billet, Syrie : La Tunisie sonne la fin du souverainisme
Un principe tacite préside aux relations entre chancelleries arabes depuis des décennies. Sorte de pacte sacré entre membres de la Ligue Arabe, on le pensait pourtant mis à mal depuis l’éclatement des révolutions du Printemps arabe. Ce principe, c’est la solidarité non dite entre les régimes autoritaires se serrant les coudes.
Il est renforcé dans les pays se considérant virtuellement éternellement en guerre contre Israël, tels que la Syrie, ou encore dans ceux ayant une histoire coloniale encore vivace et une décolonisation douloureuse, comme l’Algérie.
Il est plus facile pour les dirigeants de ces pays de maintenir une dynamique autocratique, en se nourrissant des sentiments nationalistes et souverainistes ambiants pour manipuler les foules, et ainsi imposer plus facilement un style populiste prétextant l’effort de guerre qui, réel ou fantasmé, nécessiterait un culte de la personnalité autour de la figure d’un leader.
C’est cet esprit encore bien ancré chez le régime Syrien, vestige du baathisme, qui vient de subir un véritable séisme inattendu. La claque sismique qui lui a été assénée par la décision de la Tunisie d’expulser l’ambassadeur syrien trouve des répliques à l’intérieur même du pays de la révolution du Jasmin, où l’on découvre qu’une certaine mentalité du plébiscite a encore la peau dure.
Dès l’annonce de l’évènement considérable de l’expulsion, la nouvelle est au centre de tous les débats en Tunisie et provoque essentiellement deux types de réflexes de rejet. Tous deux n’ont pas d’arguments valides à faire valoir.
Le premier consiste à contester la forme, les détails d’une mesure d’expulsion qu’ils jugent « hâtive et irréfléchie», comme si la situation humanitaire et les massacres en Syrie laissaient le temps au recul et à la réflexion.
Le deuxième type de rejet, bien plus grave, révèle un profond malaise d’une ampleur inquiétante : c’est celui du déni confinant au négationnisme. Ses adeptes puisent leurs informations dans des médias dits « alternatifs » tels que le réseau Voltaire et sa galaxie de sites conspirationnistes.
Une presse missionnaire dont l’orientation « lutte contre l’impérialisme » la rapproche des médias de propagande de la Russie de Poutine, celle-là même qui n’hésite pas à liquider les journalistes hostiles au Kremlin dans un passé proche. Celle dont Russia Today n’hésitait pas à insinuer que les révolutions arabes n’étaient qu’un vaste complot occidental.
Ainsi, des images censées être « troublantes » sont de sortie dans les réseaux sociaux depuis deux jours, selon les ressorts habituels du complotisme, qui malgré les tonnes de preuves photo et vidéo montrant des crimes indéniables contre l’humanité et des milliers de morts recensés par l’ONU (plus de 4 000), essayent de nous convaincre qu’il y a anguille sous roche, d’insinuer que Bachar Al Assad serait victime d’une vaste machination.
Le plus préoccupant est que ces procédés sont relayés par des militants de l’opposition tunisienne moderniste qui, laïques ou pas, pensent bien faire en jetant le bébé avec l’eau du bain : il s’agit de discréditer une décision au motif qu’elle a été prise par Moncef Marzouki ou encore par les islamistes sous l’impulsion du Qatar.
Or, s’il est vrai que Marzouki a initié l’idée d’une telle expulsion avant-gardiste dans la région, c’est du Marzouki militant des droits de l’homme qu’il s’agit, celui qui tenait tête avant les élections tunisiennes aux propagandistes du régime de Bachar sur les plateaux d’Al Jazeera, pas du Marzouki plus populiste que nous dénoncions à maintes reprises sur ce même site.
Quoi de plus normal que le pays pionnier des révolutions arabes expulse l’ambassadeur d’un régime qui emploie précisément la même type de répression que Ben Ali en son temps, avec une violence militaire bien plus sanguinaire et cynique ?
L’incompréhensible communiqué indigne de partis progressistes comme le PDP (parti encore traversé par des sensibilités panarabistes) a l’audace de prétendre « soutenir le peuple syrien », tout en condamnant l’expulsion de l’ambassadeur syrien qui jouerait en faveur de l’éclatement d’une guerre civile en Syrie.
Cela sous-entend que le régime n’a pas déjà entamé une telle guerre contre son peuple et que la violence viendrait d’ailleurs. Le communiqué dit aussi que la décision « nuit aux relations internationales et arabes de la Tunisie », comme pour mettre sur un même pied d’égalité les relations avec les dictatures pro véto sino-russe et celles avec les démocraties.
En vérité, Chine et Russie sont plus isolées que jamais, au pied du mur, elles qui ont opposé un véto de la honte au mépris de la légalité internationale et malgré un texte proposé samedi au Conseil de sécurité de l’ONU expurgé de plusieurs points et autant de concessions faites à la Russie, comme le fait qu’il ne demande pas le départ de Bachar ni ne mentionne un embargo sur les armes.
Heureusement pour le peuple syrien, des hommes d’honneur œuvrent encore courageusement pour révolutionner les consciences, à l’image d’Anouar Malek, cet observateur algérien qui démissionna dès le 12 janvier, lorsqu’il a réalisé sur place l’ampleur des massacres d’une part et la complaisance de la mission d’observation de la Ligue Arabe d’autre part, noyautée par quelques nationalistes et un chef de mission proche du régime soudanais d’Al Bachir.
Toute diplomatie consiste en un équilibre à trouver entre intérêts et idéaux d’une nation donnée avec ses vis-à-vis. Néanmoins, quand les idéaux universalistes sont bafoués au point où ils le sont par le régime syrien actuel, des mesures fermes s’imposent. En l’occurrence, chaque mesure compte double contre un régime en difficulté, mis à mal par chaque expulsion qui ébranlera un peu plus sa légitimité régionale et internationale.
Quant à l’opposition tunisienne, elle gagnerait à saluer une décision courageuse quand elle l’est, même lorsqu’elle n’est pas faite pour les meilleures raisons au monde, et d’éviter le dénigrement systématique contre-productif du pouvoir.
Dans l’ex URSS, on opposait jadis les « droits économiques et sociaux » aux droits « bourgeois » comme l’universalisme et les droits de l’homme. Aujourd’hui, certains opposants modernistes semblent croire qu’il est plus facile d’expulser un ambassadeur arabe d’un autre pays arabe, que de s’occuper des problèmes intérieurs du pays. Une hiérarchisation qui ne leur fait pas honneur.
L’ère du « charbonnier est maître chez soi » est révolue. Cette ère souverainiste du « ce qui se passe dans mes frontières est mon affaire et seulement mon affaire ». Face au déchaînement d’un despote, quand le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes devient droit du tyran à disposer de son peuple, le devoir moral de rompre les liens diplomatiques apparait comme un minimum syndical.
Seif Soudani