Naguib Mahfouz, la crispation permanente entre tradition et modernité
C’est un déchirement douloureux entre tradition et modernité qui lacère les pages de la trilogie du Caire (1956-1957) de l’écrivain Naguib Mahfouz. Celui qui y dépeignit la société égyptienne de la première moitié du XXème siècle aurait, probablement, noirci ses pages de la même encre, des décennies plus tard…
La trilogie du Caire du Prix Nobel de littérature 1988 demeure d’une pertinence actuelle. Cette saga, composée de l’Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, est une grande fresque dépeignant la vie d’une famille de marchands égyptiens, sous occupation britannique.
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Au coeur de la société égyptienne de l’entre-deux-guerres
Beaucoup de sujets s’entremêlent dans ce récit qui s’ancre durant la première guerre mondiale jusqu’à la fin de la seconde. Il y a ce tiraillement constant entre tradition et modernité, mais aussi cette lutte acharnée entre les courants politiques, les nationalistes conservateurs, les communistes et les Frères musulmans. Naguib Mahfouz y décrit aussi avec beaucoup de subtilité l’intimité de la société égyptienne à travers les joies et les tragédies de la famille d’Abd El Gawwad, étalées sur trois générations. Tout y est, l’amitié, l’amour, le sexe, la liberté, les révoltes, les trahisons, les freins à l’épanouissement de l’individu et de la société, l’émancipation des femmes, l’hypocrisie permanente dans les comportements…Par le biais des différents personnages de sa trilogie, Naguib Mahfouz nous amène à un constat : l’accouchement d’un monde nouveau prend beaucoup de temps. Il y a des victoires et des échecs, des avancées et des reculs, mais sans jamais atteindre le grand saut, la rupture.
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Des personnages fictifs et réels
Aujourd’hui, la famille d’Abd El Gawwad est toujours présente dans le monde arabe, plus de 60 ans après l’écriture de la trilogie du Caire : un patriarche austère et tyrannique chez lui le jour, et grand fêtard la nuit, un père qui s’interdit et interdit toute expression de sentiment sous le poids de plusieurs siècles de traditions qui s’applique un code d’honneur d’un autre âge ; son fils aîné, Yasine, sombrant dans la déchéance, son second Fahmi, un utopiste qui mourra d’une balle perdue en pleine manifestation contre l’occupation anglaise ; l’épouse, Amina, pieuse et soumise, et ses deux filles Khadija et Aïcha, la première sérieuse et la deuxième légère. Enfin, le jeune fils Kamal qui traverse les trois tomes avec ses amours malheureux.
Dans cette épopée s’affrontent brutalement traditions et coutumes face au désir de liberté et de progrès. À travers le jeu de rôles de ses personnages, Naguib Mahfouz met en relief les rapports autorité-obéissance dans un univers sinueux sur le plan religieux et psychologique. Et ce sont notamment dans les échanges que l’auteur fait brillamment ressortir ces personnages caractérisés par la peur de parler : il est honteux que les enfants parlent en présence du père, le père n’exprime pas ses sentiments à son épouse, et l’épouse se mure dans un silence absolu en présence de son mari.
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Un déchirement perpétuel
De la même façon que se confrontent tradition et modernité dans cette société égyptienne de l’entre-deux-guerres, l’écrivain y introduit un autre conflit : celui que se livrent l’ignorance et le savoir. C’est une sorte de mépris qu’accusent les enseignants et les intellectuels de l’époque, dont l’influence est alors subtilisée par des ignorants et opportunistes qui finissent par occuper des postes-clés de responsabilité grâce au clientélisme et au favoritisme.
La fresque de Naguib Mahfouz est un tiraillement constant, dans la dialectique entre la religion et la science, dans le système des valeurs au sein de la famille et de la société, dans les tabous et la honte qui entourent la sexualité et les libertés individuelles, et dans la mort et ses conséquences sur les psychés humaines, chez la mère et le père, le frère et la soeur… Et avec elle, surviennent les interrogations autour du Créateur.
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Quels romans pour quelles sociétés musulmanes ?
Dans le monde musulman, la trilogie du Caire a la peau dure. Sans nier les progrès plus ou moins prononcés enregistrés selon les différents pays, beaucoup de sujets restent trop sensibles, et les esprits s’échauffent vite dès que l’on aborde les questions politiques, religieuses, la place de la femme dans la société, la sexualité, la liberté, les droits humains, le dialogue inter-religieux et inter-culturel, les minorités, l’égalité des chances… Le jour où de la lumière sera mise sur les réalités cachées et les « tabous », sans emballement ni violence, le jour où les peuples se réconcilieront avec eux-mêmes, alors, les nouvelles pages d’un nouveau roman pourront enfin s’écrire.
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