Myret Zaki : “La gouvernance des médias doit être pluraliste, intègre et transparente”

 Myret Zaki : “La gouvernance des médias doit être pluraliste, intègre et transparente”

Myret Zaki, mars 2019. © Magali Girardin

Alors que les médias peinent de plus en plus à garder leur indépendance face aux grands groupes qui les rachètent pour dicter la ligne éditoriale à suivre, Myret Zaki, journaliste suisse d’origine égyptienne vient de publier « Désinformation économique ». Un ouvrage puissant qui questionne sur l’objectivité des médias et pointe du doigt la réalité économique, souvent cachée, des pays occidentaux.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

En plus de vingt ans de journalisme économique et financier, j’ai constaté que les chiffres semblent toujours plus beaux que la réalité. Quand le produit intérieur brut (PIB) sort, on ne diffuse que la première estimation, toujours meilleure que l’estimation révisée après. On constate et on se demande si on doit croire chaque chiffre comme une vérité ? Pas du tout, loin de là.

Dans les médias, on parle souvent de la désinformation qui vient d’en bas (“fake news”…), mais peu de celle qui vient d’en haut …

Et pourtant, c’est la plus importante, celle que les pouvoirs vont diffuser pour montrer leurs chiffres sous un meilleur jour. Il y a des enjeux très importants en Occident, il faut montrer une image de suprématie économique qui se maintient grâce à des PIB qui ne cessent de croître, des bourses qui montent, des taux de chômage qui seraient bas …

Ces chiffres véhiculent avant tout le marketing d’un pays, de sa puissance, de ses performances et de son influence géopolitique qui lui permet d’attirer des capitaux étrangers, des cerveaux, des investissements. Mais quand vous vous penchez sur l’exactitude des chiffres, vous vous rendez compte qu’il y aurait beaucoup à redire sur la méthode employée pour les trouver.

Comme pour le taux de chômage en France, par exemple ?

Exactement. Le taux de chômage va exclure plein de choses, hormis les gens inscrits à Pôle emploi. Des gens sont inscrits comme actifs alors qu’ils travaillent une à deux heures par semaine. Il y a les petits indépendants, ceux qui sont en sous-emploi chronique, les intérimaires, les intermittents, ceux qui cumulent plusieurs petits boulots. Même le Bureau international du travail (BIT) commence à dire qu’il faut changer de méthode.

Dans votre livre, vous mettez à mal l’idée reçue qui voudrait que la France soit le royaume de l’aide sociale, alors que les grandes entreprises sont bien plus soutenues …

Elles perçoivent des montants infiniment plus élevés que ce qui est donné à l’aide sociale, à la sécurité sociale. Les multinationales du CAC 40 ont vu leurs subventions doubler, sans qu’on ne comprenne pourquoi et surtout sans contrepartie. Heureusement que des analystes indépendants l’ont vu et en ont parlé dans une tribune du Monde.

Durant la crise de la Covid-19, les aides aux grandes entreprises n’ont cessé d’augmenter et ces subventions leur ont permis de verser des dividendes aux actionnaires. Il existe une sorte de nationalisme économique où l’on veut que nos fleurons continuent de rayonner vers l’extérieur et ne soient pas rachetés ou dépassés par des groupes chinois ou américains, mais à quel prix ?

Des économistes qu’on voit passer chaque jour à la télé expliquent que les aides de la Covid sont d’abord allées aux petits commerçants. Sauf que c’est faux, lorsqu’on regarde les montants qui sont allés, de manière écrasante, vers les grandes entreprises qui n’en avaient pas forcément besoin.

Y a-t-il un problème de conflits d’intérêts chez certains journalistes, économistes ou chroniqueurs, qui ne dévoilent pas pour qui ils travaillent ?

Ça me fait bondir. Beaucoup de ces chroniqueurs ou universitaires se présentent dans des grands journaux en défendant les intérêts de multinationales, sans dire ce qu’il se passe exactement derrière. A aucun moment, il n’est noté qu’ils sont administrateurs d’un grand groupe ou autre, alors qu’une simple vérification permettrait de le savoir.

Un exemple typique : “Les initiatives européennes pour des multinationales responsables et respectueuses des droits humains dans le monde.” Cette intervention pour censurer directement, comme l’a fait Bolloré avec des scripts de séries sur ses canaux. Il place les chroniqueurs qu’il veut. Un Eric Zemmour soutenu par Vincent Bolloré va être très visible sur CNews.

Quand un Bill Gates finance une rubrique entière du Guardian sur l’Afrique où il est très actif, tout le monde salue l’initiative. Mais quand le site Reporterre révèle que le même Bill Gates s’est employé à un lobbying massif concernant les “nouveaux OGM” au sein de l’Union européenne pour les faire passer en Afrique, pas un mot dans le Guardian.

Ces conflits d’intérêts sont très nombreux. Avec Elon Musk en nouveau patron de Twitter, on retombe dans des problématiques très similaires. La gouvernance des médias doit être la plus démocratique, pluraliste, intègre et transparente possible.

Dans votre livre, vous évoquez l’évasion fiscale et notamment tous les “papers” – les révélations basées sur des fuites de documents – qui semblent être mis en scène par les grandes puissances. Pourquoi ?

Le grand public pense qu’il y a les législateurs contre les évadés fiscaux, mais l’évasion fiscale représente en réalité un marché lucratif, avec une guerre économique entre places financières pour récupérer les évadés fiscaux. Car ils paient des commissions très élevées pour qu’on veuille bien garder leurs fonds au noir et au chaud. C’est hyperlucratif, ils voyagent dans les endroits où leur fortune est gérée, ils consomment dans des hôtels, des boutiques de luxe, dans des cliniques privées, ils créent un écosystème que les pays veulent.

Les Etats-Unis vont dire officiellement que la Suisse est la plateforme mondiale de l’opacité fiscale, alors qu’elle a été visée par deux “leaks” (fuites de données, ndlr). A contrario, Londres ou le Delaware(Etat américain, devenu l’un des meilleurs endroits au monde pour créer une société fictive, ndlr) n’ont jamais été au centre de l’un de ces “leaks”. Les sources anonymes qui arrivent à chaque fois à pirater des giga octets, ce n’est pas un informaticien qui fuite ça.

Que sous-entendez-vous ?

Il y a la main des États derrière, ils sont parties prenantes, leurs services de renseignements sont à la manœuvre. Ce n’est pas une pratique journalistique correcte. C’est de la désinformation pour le public qui croit que ce sont des informations complètes, exhaustives, alors qu’elles excluent une partie de la réalité. A la fin, il sort ce qu’il se passe au Luxembourg, à Chypre, au Panama, mais pas dans les énormes juridictions que sont Londres ou les Etats-Unis.

Elles figurent pourtant tout en haut des indices d’opacité financière du réseau Tax Justice Network, composé de chercheurs indépendants, eux. Dans les listes révélées par les “papers”, on trouve l’entourage de Poutine, le roi de Jordanie, quelques têtes couronnées du Golfe, quelques potentats africains pour faire exotique, mais jamais d’Anglo-Saxons importants. Pourtant, les membres du Congrès sont au minimum millionnaires. Ça a été analysé, documenté. Etonnant, non ?

Propos recueillis par Jonathan Ardines

 

>> A lire aussi : Amina Zakhnouf : « L’Europe est conservatrice sur les transferts d’argent »