Ÿuma : « Nos chansons sont des guérisseuses »
Poétique, intimiste et onirique, la musique de Ÿuma s’inspire des adages d’antan et aborde, entre autres, la place de la femme en Tunisie. Dans son deuxième album, le duo tunisien étoffe sa texture sonore avec des percussions, des violons et de l’électro. Rencontre avec Sabrine Jehnani, chanteuse et co-compositrice.
Comment fonctionne le duo que vous formez depuis deux ans avec Ramy Zoghlami ?
Ÿuma signifie “alliés” en amérindien. Cela correspond bien à notre esprit, car Ramy Zoghlami et moi écrivons et composons ensemble. La musique amérindienne, puriste et portée sur des sons assez primitifs, nous influence beaucoup. C’est ce qu’on a expérimenté avec notre premier album, Chura (2016). Dans Poussière d’étoiles, on a introduit davantage d’instruments, de rythme et d’électro, tout en conservant un aspect épuré. Je chante seule sur certains titres ; sur d’autres, Ramy m’accompagne. Ce chœur est comme une voix complète : une grave et une aiguë. Derrière notre duo, il y a également une connotation sociale, car le fait qu’un homme et une femme travaillent ensemble n’est pas une chose courante en Tunisie, d’autant que nous ne formons pas un couple dans la vie.
Comment se passe le travail de création ?
Nos processus sont différents. Ramy est dans le rythme, la musique. Moi, mon background de plasticienne m’inspire des métaphores, des images, des couleurs… J’écris souvent la nuit, quand les choses prennent un aspect métaphysique, profond.
Pourquoi ce titre “Poussière d’étoiles” ?
Même mortes depuis des siècles, les étoiles projettent leur lumière. On s’est identifié à cela. Impossible de prédire aujourd’hui si nous ferons une carrière, mais, malgré tout, on laissera une trace de notre passage à travers notre musique. Nous avons inscrit une citation de Nietzsche au dos de la pochette : “Il faut porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse.” Cette phrase est annonciatrice d’espoir, celui d’une vie meilleure grâce à la musique. Nos chansons sont des guérisseuses, pour nous et pour le public. Elles sont comme une thérapie. On les partage avec eux, en espérant qu’elles les soulagent et leur apportent du bien-être.
Quels sujets vous inspirent ?
La condition féminine, les violences, la peur d’aimer, la xénophobie, l’individualisme, l’avènement des réseaux sociaux, lesquels nous rapprochent de manière superficielle, en nous éloignant d’un rapport profond avec l’autre… Des questions universelles en somme. Nous collectons des mots dans la langue tunisienne d’antan, ceux qui nous intriguent, ceux qui racontent des histoires. On suit cette ligne éditoriale poétique. Ce n’est pas un langage cru, direct. Il y a beaucoup à déchiffrer entre les lignes. C’est théâtral, révolté, fragile et puissant à la fois. On s’inspire aussi des adages de nos grands-mères qui ont bercé notre enfance, à la fois crédules et porteurs de sagesse, avec une moralité à saisir, comme dans les contes, les mythes. Tout cela est mis en regard avec nos histoires personnelles, plus actuelles.
“Ton absence est un exil”, chantez-vous dans le morceau “100 haja fik”. A qui d’adresse ce message ?
Cette chanson parle des déserteurs, amis partis, amants perdus. Très lourde d’émotions, de sentiments, elle s’inspire de cette tristesse, du dicton “Un seul être vous manque et tout est dépeuplé”.
“El labba” évoque la condition de la femme en Tunisie. Avec cette phrase poignante : “Mon souffle est aussi lourd que mon vécu”…
El labba raconte l’histoire d’une Tunisienne ordinaire, qui travaille dur pour protéger son foyer et ses enfants… Tandis que le lion (l’homme) prend le titre du roi de la jungle, alors qu’il ne fait rien. Cette métaphore illustre un constat : madame se bat mais, au bout du compte, c’est monsieur qui récolte les lauriers. Il n’est pas facile d’être une femme en Tunisie, ni d’être une artiste dans ce domaine occupé principalement par les hommes. Je n’ai jamais vu de femme ingénieur du son par exemple. Les femmes artistes ont une carrière éphémère. Le simple fait de marcher dans la rue est devenu pour certaines une bataille au quotidien. Comme si l’espace public appartenait seulement à la gent masculine Mais je garde espoir que les mentalités évoluent et je ne manque jamais l’occasion d’en parler ou de l’exprimer à travers ma musique.
Votre approche artistique semble novatrice, tant sur la forme que sur le fond…
Elle l’est. Beaucoup de jeunes musiciens chantent encore en français et en anglais. Nous, on fait revivre la langue tunisienne ancienne, sa beauté et sa richesse. On insuffle de la poésie dans nos textes, un peu à la manière des rappeurs mais dans un autre style. On entend incarner la voix de la liberté, celle de la femme et celle de l’artiste, dont la place n’est pas facile à tenir aujourd’hui en Tunisie, tant les conditions de travail sont précaires. Nous essayons aussi d’être pionniers dans l’évolution de la musique tunisienne. La nôtre est encore considérée non conventionnelle, underground, alternative. Elle est d’influence indie-rock, folk, et très actuelle au regard de la musique arabe émergente. Enfin, à travers l’impact social de notre musique, nous voudrions revivifier les métiers de l’art, en voie de disparition dans le pays. Convaincre les jeunes de pousser la porte des théâtres menacés de fermeture, former des équipes de musiciens, de techniciens autour de nous… Pour permettre à tous ces talents, souvent au chômage, de travailler.
Vous serez en tournée en mars. Que représente pour vous le temps fort du concert ?
C’est d’abord une reconnaissance. Mais aussi une transe : quand je suis sur scène, complètement inconsciente et enivrée de bonheur, je ne vois rien ni personne. Cette connexion émotionnelle avec les spectateurs est la chose la plus merveilleuse que l’on puisse vivre ! Même si je ne les connais pas, quelque chose se noue. Je les sens à travers leurs réactions, leur écoute, leur façon d’accepter cette atmosphère, de nous laisser un temps entrer dans leurs esprits, leurs cœurs. C’est à la fois une thérapie et un voyage.
GHBAR NJOUM, Poussière d'Etoiles, Yüma, Innacor Prod/L'autre distribution, février 2018
MAGAZINE MARS 2018