Opinion : Alyan, 3 ans, ou la photo qui met l’Europe face à son inhumanité
La mort n’a pas de visage. Mais, depuis quelques heures elle a pris la forme d’un corps ; le corps frêle et inerte d’un enfant de trois ans, le corps balayé par les vagues de la mer Égée d’un réfugié qui n’a pas eu le temps d’entrer dans la vie. Sa photo suscite une vive émotion chez les Européens, mais sera-t-elle suffisante pour que leurs dirigeants prennent conscience du cynisme de leurs décisions ?
Alyan : emblème du naufrage de l’Europe
Allongé, le visage à moitié enfoui dans le sable d’une plage turque, ce jeune Syrien de trois ans prénommé Alyan est en passe de devenir le symbole de la politique inhumaine menée par l’Europe. Sa famille a fui les combats à Kobané, où les Kurdes mènent une résistance héroïque face à l’avancée de l’État islamique. Leur route vers un pays sûr, où continuer une vie interrompue par la guerre qu’a déclenchée Bachar Al Assad contre son peuple, s’est brutalement interrompue à l’approche des frontières européennes.
Tweeté par Peter Bouckaert, directeur pour les situations d'urgence de HRW, la photo a rapidement eu un retentissement mondial et fait la une de la presse ce jeudi matin. On apprend également que le frère de cinq ans d’Alyan, ainsi que trois autres enfants et cinq autres personnes ont perdu la vie dans ce naufrage. Un drame comme il en survient presque quotidiennement depuis plusieurs semaines. Depuis début 2015, entre 2500 et 3000 personnes sont mortes ou portées disparues dans des naufrages similaires en Méditerranée.
Un cynisme de plus en plus assumé
Le naufrage du jeune Alyan et de ses milliers de compatriotes est en fait le naufrage de l’humanité de l’Europe sur les rives d’un continent qui prétend cyniquement être la patrie des droits humains. Pour chaque drame d’envergure, la classe politique feint l’indignation et rue dans les brancards en annonçant sommets et réunion d’urgence pour finalement décider d’allouer plus de moyens à la controversée et opaque agence de surveillance des frontières Frontex. Des fonds qui serviront à financer plus d’avions, de patrouilleurs, de drones, de barbelés et de radars ; non pas pour porter assistance aux êtres humains en détresse qui tentent d’entrer en Europe, mais au contraire pour dissuader ceux qui envisageraient de le faire.
Les morts font partie de cette stratégie de dissuasion. C’est en substance ce qu’a avoué la ministre britannique des Affaires étrangères Joyce Anelay. « Nous ne soutenons pas la pérennisation des opérations de secours en Méditerranée », parce qu’elles « créent un appel d’air encourageant davantage de migrants à tenter la traversée de la mer », a expliqué la baronne devant la chambre des lords. Jeudi matin, c’est au tour du maire de Londres Boris Johnson d’agiter l’épouvantail du migrant dévastateur. « La chute de l'Empire romain, c'est à cause de la migration » a-t-il semblé bon d’analyser sur France Inter, pour réveiller dans l’imaginaire des Européens le mythe des invasions barbares.
Même lorsque les autorités décident d’accorder massivement le statut de réfugié, ils ne le font que sous conditions. La première évidemment est de poser le pied en Europe avec les risques que cela implique. Le second est de remplir les critères décidés par des bureaucrates qui n’ont jamais entendu siffler les balles, ressenti le souffle d’une explosion ou même éprouvé la blessure au corps et à la dignité provoquée par la matraque d’un policier trop apeuré par sa hiérarchie pour se rendre compte de l’injustice qu’il commet. D’un coup de crayon, les Syriens deviennent donc des réfugiés en puissance, mais quid de tous ceux qui fuient aussi guerres, dictatures, famine et catastrophes naturelles ? Que deviennent ces Érythréens, Irakiens, Soudanais, Yéménites, Nigérians, Tamouls, Pakistanais, Centrafricains, Congolais, etc. ?
Les politiques pris au piège de l’extrême droite
Alarmés par la montée des extrêmes droites, les dirigeants européens ont trouvé avec la crise migratoire le moyen de faire coup double. D’une part, l’opinion publique est momentanément détournée de la situation économique alors que la croissance apparait comme durablement en panne dans une grande partie de l’Europe ; d’autre part, en traitant le flux de migrants comme une menace sécuritaire, la droite comme la gauche visent des électeurs que le manque d’information sur le sujet pourrait pousser vers l’extrême droite. Pire : par une habile manipulation, l'opinion publique tend à être convaincue que la migration est l'une des causes de la crise économique. Alors que de sérieuses études ont démontré l'aubaine économique que représentent ces migrants, généralement éduqués et prêts à travailler dur, la croyance qu'ils sont attirés par les prestations sociales ou qu'ils viennent prendre des emplois aux locaux a la peau dure.
Au lieu de parler à l’intelligence de ces électeurs en faisant de la pédagogie sur la responsabilité politique de l’Europe dans les crises qui agitent le monde, mais surtout sur la responsabilité humaine face à la détresse d’autres humains, la classe politique choisit la facilité en alimentant les peurs et en faisant mine d’y apporter des réponses. Pari réussi, du moins en France, comme le révèle un sondage Elabe pour BFMTV qui indique que 56 % des Français sont opposés à l’accueil de migrants. Une photo, aussi choquante soit-elle, arrivera-t-elle à inverser la tendance et à redonner aux Européens l’humanité qui semble les avoir quittés ?
Rached Cherif