Les passeurs : criminels, bouc-émissaires ou leurres ?

 Les passeurs : criminels, bouc-émissaires ou leurres ?

Le passeur est le seul recours des migrants qui fuient leurs pays sans pouvoir voyager légalement


La série de naufrages meurtriers a provoqué une importante vague d’émotion et de nombreuses réactions, pointant notamment le rôle des passeurs dans les drames qui se jouent quotidiennement en Méditerranée. L’Europe envisage ainsi une action militaire pour détruire les bateaux utilisés par les trafiquants. Une mesure qui s’annonce inefficace tout en privant les opérations de secours de moyens nécessaires au sauvetage en mer.


 


Opération militaire contre les trafiquants


Il faut « entreprendre des efforts systématiques pour identifier, capturer et détruire les bateaux avant qu'ils ne soient utilisés par les trafiquants », selon un document de travail que doivent examiner les dirigeants européens, réunis jeudi en sommet extraordinaire à Bruxelles. Cette mesure répondrait à une demande du chef du gouvernement italien, qui a demandé à l’Europe de mener des « interventions ciblées » contre les passeurs en Libye.


Avant même ce sommet, l’Europe avait franchi un pas supplémentaire dans la criminalisation de la migration irrégulière. L’office de police criminelle européen, Europol, a annoncé le 17 avril la mise en place de l’équipe opération conjointe « Mare ». Grâce à la mobilisation des moyens de surveillance d’Europol et des États membres, cette équipe a pour mission de « lutter contre les groupes criminels qui facilitent le départ de migrants pour la traversée de la Méditerranée ».


 


Un passeur Tunisien arrêté en Italie


Dans le même temps, l’arrestation d’un passeur en Italie a fait la une des principaux médias européens. Le parquet de Catane a désigné le commandant du chalutier, Mohammed Ali Malek, un Tunisien âgé de 27 ans, comme le principal responsable de la tragédie qui a fait jusqu’à 800 morts dans a nuit du 18 au 19 avril.


Selon un témoin rescapé, une partie des migrants à bord, « ceux qui avaient le moins d’argent », étaient enfermés dans la cale, y compris des femmes et des enfants, et sont restés prisonniers à l'intérieur lorsque l’embarcation a coulé. Le Tunisien fait l’objet de multiples inculpations pour homicides involontaires, d'incitation à l'immigration clandestine et désormais "séquestration de personnes".


 


Passeurs boucs-émissaires ?


Mais, l’Europe tente de se déresponsabiliser en prenant les passeurs pour cible selon les organisations militant pour une plus grande liberté de circulation. Il faut d’abord éviter l’amalgame : « un passeur n’est pas forcément un trafiquant, il est le seul recours des migrants auxquels on refuse la liberté de circulation », explique Marie Martin, responsable du programme Migration au Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH).


Les trafiquants confient parfois le pilotage du navire à un passager qui a des notions de navigation, qui devient ainsi complice aux yeux des autorités. « Un passeur qui se risque à faire la traversée est parfois quelqu’un qui a aussi besoin de protection en tant que réfugié ». En revanche, « s’il se rend coupable d’une atteinte au droit des autres passagers, en commettant des violences ou en les séquestrant, il doit être jugé », poursuit la militante. Mais, il a « droit à un procès équitable » et ne doit pas « servir de bouc-émissaire pour des États qui voudraient se défausser de leurs responsabilités sur les passeurs », prévient Mme Martin.


 


Des demandeurs d’asile victimes de Daesh en Libye


Selon elle, une politique répressive et dissuasive, comme s’attaquer aux moyens des passeurs en Afrique du Nord, sera loin d’être efficace. « Chaque fois qu’on a essayé de couper les routes des passeurs, cela n’a fait que rediriger les flux sur d’autres routes. Les migrants prendront des routes plus longues et seront donc plus susceptibles d’être la proie de réseaux de trafiquants. »


« La question n’est pas de savoir si on peut les accueillir, mais s’ils peuvent rester chez eux et la réponse est souvent non », estime-t-elle. Elle rappelle que la majorité des migrants viennent de pays en guerre du Moyen-Orient (Syrie, Territoire palestiniens occupés) ou d’Afrique de l’Est (Érythrée, Somalie, Soudan). Donc, « même expulsés d’un pays d’arrivée, ils retentent souvent le voyage vers le nord ». Plusieurs des victimes d’une exécution mise en scène par l’État islamique en Libye ont ainsi été identifiés comme étant des demandeurs d’asile érythréens et soudanais, qui avaient été précédemment expulsés d’Israël vers le Rwanda et l’Ouganda.


 


En finir avec la politique de visas


À court terme, le REMDH estime essentiel de renforcer les moyens nationaux existant de sauvetage en faisant meilleur usage des moyens financiers et techniques de l’UE, aujourd’hui largement consacrés à la surveillance. « Les chiffres et les projections montrent clairement qu’on est très loin de pouvoir parler d’invasion de migrants, même si on facilitait l’octroi de visas. Mais, le problème est qu’ils arrivent aujourd’hui tous aux mêmes endroits faute de solidarité entre pays européens », pointe l’activiste. Un point qui est également soulevé par le Comité économique et social européen (CESE), qui appelle dans un communiqué à une « solidarité entre les États membres, en particulier par une répartition proportionnée des réfugiés. »


À moyen terme, « il faut en finir avec la politique de visa de court terme et ne pas limiter la liberté de circulation à une catégorie privilégiée. Si on ne donne pas accès, les gens tenteront quand même, provoquant les tragédies que l’on connait ». D’ailleurs, « la première violation du droit des migrants et celle qui empêche la libre circulation telle que garantie dans le Pacte international relatif aux droits civil et politiques de 1966, qui a été ratifiée par tous les pays européens et qui est est un texte juridiquement contraignant », souligne Mme Martin.


Rached Cherif