Devoir de mémoire – Une commémoration et puis s’en vont
Deux commémorations ont aiguisé ma curiosité en cette période estivale, l’anniversaire de « la révolution du peuple et du roi » au Maroc et la commémoration des 75 ans du débarquement en Provence, en France, dans la même semaine.
Dans un cas, c’est le putsch contre Mohammed V, le sultan légitime du Maroc et l'instauration d’un fantoche, Mohammed Ben Arafa par les autorités françaises le 20 août 1953. Une décision lourde de conséquences qui va provoquer le soulèvement de tout un peuple contre l'occupant français, une posture unique dans l'histoire du colonialisme, où le roi d'un pays assujetti fait figure de chef légitime d’une révolution à velléité indépendantiste.
Dans l’autre, c’est un chef d’Etat de ce même pays « ex-colonisateur » qui rappelle que les combattants africains « n'ont pas eu la gloire et l'estime que leur bravoure justifiait» et qui lance un « appel aux maires de France » pour qu'ils baptisent des rues et des places à leur mémoire !
Macron pourrait-il omettre que les 450 000 soldats africains (dont beaucoup de Marocains) qui participèrent au débarquement allié du 15 août 1944 ont été enrôlés de force dans une guerre qui n’était pas la leur ? Pour parodier Brel « eux qui sont morts à la guerre de n'avoir pu faire autrement ».
Bien sûr, aujourd’hui, chacun est libre d’interpréter ce passé douloureux comme bon lui semble, certains, iront même jusqu’à trouver des vertus positives au colonialisme mais serait-ce trop demander de respecter ainsi la mémoire des morts pour la lutte indépendantiste, nombre d'entre eux ayant été massacrés par l'armée française ? Est-ce un crime de déterrer le passé des crimes commis par la puissance coloniale dans ce royaume. Pour résumer, Lyautey qui avait entrepris l'invasion coloniale du Maroc profond a massacré des milliers de Marocains, bombardé des villages entiers au cours de sa fameuse "campagne de pacification", qui aura duré plus de 20 ans, n’est-il pas autre chose qu’un vulgaire criminel de guerre ?
D’autant plus que la tragédie du protectorat s'inscrit toujours dans la terrible lignée des crimes coloniaux et néocoloniaux commis par l'État français, qui présentent toujours des similitudes inquiétantes : impunité pour les responsables, vérité soustraite aux victimes, secret défense appliqué aux archives. Ce qui apparaît à mon avis comme un affront et comme la négation de la souffrance des enfants de ces victimes, c’est que ce pan douloureux de l’histoire commune des deux pays, reste sous le boisseau; et la question qui se pose aujourd’hui, c’est pourquoi aucun film ni aucun documentaire dignes de ce nom ne sont réalisés sur cette période noire dans le royaume avant qu’ils le soient dans l’hexagone. Le lobby francophone qui tient le pouvoir au Maroc a certes toujours une préférence personnelle pour le maintien de la tutelle française sur tous les leviers de la politique et de l’économie du royaume mais où sont passés les intellectuels, les journalistes et les cinéastes censés défendre la mémoire collective ?
C’est dans cet état d’esprit que je viens de lire l’ouvrage de Eva Joly : La force qui nous manque. L’incorruptible magistrat nous explique justement que l’Occident a allégrement fermé les yeux sur les crimes de la France .
« L’indépendance politique a été largement une mascarade en Afrique. Le double jeu a été facilité par la certitude, ancrée dans les mentalités, que «là-bas, c’est différent». Là-bas, c’est normal la corruption, le népotisme, la guerre, la violence. Là-bas, c’est normal la présence de l’armée française, les proconsuls à l’ambassade ou à l’état-major, les camps militaires », martèle Joly.
« Là-bas, c’est normal l’instruction des gardes présidentielles. Là-bas, c’est normal la captation des richesses naturelles. La France vit encore comme si en Afrique, elle était chez elle. Le développement de la Françafrique, notre tolérance vis-à-vis des réseaux, tout ramène à ce secret colonial, cet empire qui hante les esprits comme un fantôme ».
Heureusement, en France, des voix s’élèvent pour non seulement admettre l’existence d’un système généralisé́ de torture, disparitions forcées, et de massacres par paquets , mais également plaider pour l’ouverture des archives de manière à faire la lumière sur cet épisode tragique de l’ histoire.
La République française repousse sans cesse l’échéance pour payer la facture de son passé mais, comme le dit si bien Eva Joly « Une France digne de son idéal et de son héritage de 1789 est incompatible avec la Françafrique : ce qu’une génération a fait, une autre peut le défaire. C’est possible ».