Point de vue. « La dialectique de la raison »
Les puissances occidentales et Israël s’étonnent de la mobilisation des étudiants des universités d’élite, notamment en Amérique et en France, en faveur de la cause palestinienne. Plusieurs gouvernements, partis politiques, élites et journalistes en sont choqués.
Au lieu de parler d’éveil ou de bonne conscience des jeunes, ils préfèrent qualifier ces libres manifestations d’étudiants de « désordre » et de « trouble à l’ordre », de « perturbation de la bonne marche de l’université », voire d’« antisémitisme », notamment dans les Universités de Harvard, Columbia ou de Sciences Po Paris, comme si l’université devait éduquer à l’inéducation ou conscientiser l’inconscient. Aux Etats-Unis, même des professeurs de philosophie se font arrêter par les autorités pour avoir refusé l’inconscience collective. Ces étudiants sont supposés être « instrumentalisés », comme si une manifestation de soutien à une cause pouvait être non instrumentalisée. Et comme si instrumentalisation et non instrumentalisation ne finissent pas dans ces cas de se rejoindre.
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La position des jeunes ne passe vraiment pas auprès des « consciences égarées » des élites et des médiateurs. Comment se fait-il que des étudiants occidentaux, bien éduqués, bon chrétiens, bons protestants, et même certains juifs parmi eux, en arrivent à renier la conscience collective de leurs aînés? Comment peuvent-ils avoir l’audace, voire l’outrecuidance, de s’opposer au génocide commis par les Israéliens sur les habitants de Gaza, de défendre la cause palestinienne, oubliant l’attaque « terroriste » du 7 octobre? Comment osent- ils vilipender la colonisation de la terre palestinienne par Israël au nom de la « raison » ? La raison « déraisonnante » des jeunes a-t-elle oublié la « raison » occidentale, cette « raison » des Lumières, hostile au mythe, à la nature et au despotisme de toutes sortes ? Voilà la clé du mystère qu’il faudrait avoir à l’esprit.
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Il faut dire que cette mobilisation des jeunes étudiants occidentaux a été précédée par le retournement de l’opinion mondiale (occidentale comprise) elle-même qui, pour la première fois depuis l’occupation de la Palestine après la Deuxième Guerre mondiale, s’est désolidarisée d’Israël. Jusque-là, cette opinion occidentale était sous l’influence israélienne et des médias occidentaux. Il ne s’agit plus seulement pour les jeunes étudiants occidentaux d’aujourd’hui, dits « minoritaires », de défendre Gaza et de dénoncer le génocide. Ils rejettent maintenant radicalement la colonisation et le sionisme, et surtout le mutisme du camp occidental des Lumières, détenteur des certificats d’excellence de la démocratie, des valeurs nobles des droits de l’homme, de la Raison des Lumières. Un camp accusé de faire le tri des injustices dans le monde, selon l’identité, la religion, la culture, en classant les valeurs selon les alliances politiques du jour et les causes politiques gouvernementales.
L’Occident se déjuge, sa raison déraisonne. Il est jugé à son tour par ses propres enfants, qui lui rappellent sa propre éthique civilisationnelle de base, normalement réfractaire à la tyrannie, à l’injustice, à la mise au ban des droits et libertés, des individus comme des peuples et des nations opprimées.
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Cette position, simultanément consciente et spontanée des étudiants, était brillamment dénoncée dans le passé par une élite occidentale éclairée, en l’espèce par deux philosophes de l’Ecole de Francfort, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, dans un livre pertinent, « La dialectique de la raison », paru en 1944 (Paris, Gallimard, 1974), dans lequel ils ont tenté d’analyser, selon la philosophie critique de cette école, l’effondrement de la civilisation occidentale, en cherchant les conditions nécessaires pour sauver le projet des Lumières (Aufklärung). Car, les Lumières peuvent se transformer en leur contraire, au lieu d’œuvrer durablement pour une société plus humaine, notamment lorsque la civilisation se trouve menacée dans son ensemble, et non dans une de ses parties. On y est aujourd’hui. On est en droit de se demander si les « justes » sont encore « justes » et si les « injustes » sont encore « injustes » dans une époque de confusion du genre, qui n’est plus maitrisée par la raison. Le mérite de Horkheimer et d’Adorno, c’est qu’ils font une critique de la raison au nom de la raison qui, si elle est reniée, participe alors du mythe. Notamment après la déraison du colonialisme, puis du fascisme dans l’entre-deux-guerres, ainsi que de la barbarie nazie, cas dans lesquels la Raison était véritablement instrumentalisée, productrice de sa propre autodestruction et de son propre mythe. La raison occidentale a ainsi elle-même fait le procès d’une conception naïve du progrès par les Lumières en agissant dans le sens contraire, celui de la barbarie ou du despotisme.
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Le reniement de la Raison, voilà contre quoi luttent aujourd’hui, consciemment ou inconsciemment, les jeunes étudiants des grandes universités occidentales, que les troupes des manifestants soient minoritaires ou instrumentalisées. Le fait est que leur cause est juste, comme le montrent les arguments balbutiants en sens contraire des gouvernements, élites et médias occidentaux contre leur prise de position. D’ailleurs une cause ou une institution décline généralement dès que ses principes vacillent, en se corrompant par l’anachronisme, notamment lorsqu’elle n’est plus en adéquation avec les mœurs. Les étudiants aspirent, à leur âge, à vivre une forme de coïncidence, même élémentaire, entre les valeurs des Lumières, de l’égalité et de la liberté, et la conscience « retrouvée » de l’humiliation dégradante subie par les Palestiniens, de Gaza ou de Cisjordanie, de Hamas ou du gouvernement légitime. Coïncidence entre la rationalité culturelle occidentale et la réalité du terrain. Autrement, il serait légitime de crier à la manière de Roger Garaudy à l’époque, que « l’Occident est un accident », titre d’un de ses livres. Accident et non valeur transhistorique ; accident et non civilisation durable. Autrement, on pourra reprendre Habermas qui disait à propos de La dialectique de la raison, que « le mythe est déjà raison et la raison se retourne en mythologie ». L’antisémitisme était occidental dans les années 1930-1945, l’attribuer aujourd’hui au monde arabe et musulman, ou même aux étudiants occidentaux « sous influence », parce que l’Occident voulait racheter sa conscience auprès de la nation juive et auprès d’Israël, est indécent. C’est la Lumière qui devient complice du mythe. Le racisme, la race aryenne, le génocide, la colonisation sont des mythes créés par la raison de l’Aufklärung. L’Occident n’aime pas qu’on lui rappelle ses méfaits, au-delà de ses bienfaits irrécusables, comme le font ses étudiants, férus d’internet, de numérique et de réseaux sociaux, qui voient le mal en direct, instantanément, sur leur smartphone. Et cela, ce n’est pas un mythe, c’est une réalité universelle.
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