Mehdi Alioua : « Il y a un immense déni maghrébin sur le racisme »
Mehdi Alioua est sociologue, enseignant-chercheur à l’Université Internationale de Rabat (UIR). Il est également membre fondateur du GADEM (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et des migrants au Maroc). Pour le Courrier de l'atlas, il a accepté de tout dire sur le racisme anti-noir au Maghreb.
LCDL : Comment est né le racisme anti-noir au Maghreb ? A-t-il toujours existé ?
Mehdi Alioua : Tout d'abord, il y a toujours eu du racisme au Maghreb, comme dans tous les pays du monde d'ailleurs, contre celles et ceux qui sont différents, contre ceux qui ont une autre couleur de peau, qui parlent une autre langue, qui ont une autre confession religieuse, etc.
À côté de cela, il y a toujours eu des liens forts entre les populations méditerranéennes du nord du Maghreb plutôt de peau blanche, avec les populations sahariennes du sud du Maghreb plutôt noires de peau.
La fin de la domination maghrébine sur la Méditerranée occidentale après la chute de Grenade en 1492, ancre le racisme anti-noir et renforce la traite négrière. Alors que l’esclavagisme touchait toutes les populations, européennes et africaines, même arabes ou berbères, les Maghrébins ne sont plus suffisamment dominants à partir du 17ème pour mener des razzias. Ils achètent alors des esclaves enlevés au sud du Sahara par d’autres populations avec lesquelles ils commercent.
Les Noirs deviennent donc les derniers esclaves au Maghreb, renforçant alors le sentiment de supériorité raciste des « Blancs maghrébins ».
Y a-t-il une différence entre le racisme anti-noir au Maghreb et celui qu'on connaît dans les pays occidentaux ?
Oui, pour au moins deux raisons. Tout d'abord, il y a toujours eu des populations noires au Maghreb que tout le monde considère à juste titre comme des « autochtones ». Il y a même eu des tribus noires puissantes et des hommes de pouvoir noirs, pachas, caïds, chefs militaire, sultans, savants, poètes, etc.. Je n’ai pas connaissance d’un roi européen qui eut été noir.
Ensuite, l’esclavagisme au Maghreb était principalement un esclavagisme de « servitude » : les esclaves devenaient des concubines, des serviteurs, des aides pour les artisans et les paysans, voire des militaires etc..
Il n’y a pas eu au Maghreb de « code noir », ni de société plantocratique où les esclaves ne sont considérés que comme des bêtes. Cela ne minimise en rien l’horreur de l’esclavagisme maghrébin, mais comme les esclaves vivent proches, voire avec, leur(s) maître(s), cela ne donne pas les mêmes types de relations, et donc, pas les mêmes types de racisme.
De plus, l'Islam interdisant l'esclavagisme, les esclaves se convertissaient massivement. Ils étaient alors libérés, même s'ils continuaient à occuper les positions sociales les plus dominées. Parfois, la concubine devenait épouse comme le permettait la polygamie, et les enfants métisses des héritiers légitimes. Le militaire pouvait grimper les échelons selon ses faits de guerre, etc..
Y a-t-il des régions où il est plus présent ? Si oui, comment l'expliquez-vous ?
Dans le sud du Maghreb, le racisme est beaucoup plus fort parce qu'il renvoie encore aujourd'hui à l’ancienne société féodale où les Noirs étaient des esclaves ou appartenaient à des tribus dominées.
Par exemple, encore aujourd’hui dans le sud du Maroc, il y a une tribu dont les membres, qui sont plutôt blancs de peau (tout est relatif), dominent une autre tribu dont les membres sont plutôt noirs de peau et qu’ils nomment les « khamesse » (du mot arabe cinq) car ces derniers doivent leur donner un cinquième de leurs récoltes. Afin de bien signifier ce rapport de domination féodale, les humiliations et les insultes racistes sont assez régulières et les mariages inter-tribus sont bannis.
Dans le sud algérien, les populations noires, pourtant des autochtones, sont nommées « harratine » qui signifie « esclaves libérés ».
Rappelons aussi que les exactions racistes terribles commises contre les migrants en Libye en novembre 2017 se sont essentiellement déroulées dans le sud du pays, notamment dans la région du Fezzan.
Plus généralement, les régions sahariennes, marginalisées par les pouvoirs centraux, n'ont pas entièrement abandonné leur système préislamique de castes. En Mauritanie, par exemple, c'est très parlant.
Quel rôle joue l'islam dans les rapports entre « arabes » et « noirs » ?
La question religieuse est bien sûr importante, mais nous savons bien que les sociétés adaptent toujours le texte religieux à leur sauce ! Il est intéressant de voir qu'aujourd'hui, certains Maghrébins utilisent l’Islam pour critiquer le racisme anti-noir.
Il est souvent rappelé que le Prophète Mohammed n’aimait pas le racisme et qu’un de ses compagnons, Bilal (le premier muezzin, NDLR), était noir et fils d’esclave.
Et puis deux sourates dans le Coran sont aussi souvent utilisées pour dénoncer le racisme. La sourate 49, verset 13 dit « Ô hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle; et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d'entre vous, auprès d'Allah, est le plus pieux ».
Une autre sourate dénonce en particulier le racisme anti-noir : sourate 35, versets 27-28, « N'as -tu pas vu que, du ciel, Allah fait descendre de l'eau ? Puis Nous en faisons sortir des fruits de couleurs différentes. Et dans les montagnes, il y a des sillons blancs et rouges, de couleurs différentes, et des roches excessivement noires. Il y a pareillement des couleurs différentes parmi les hommes, les animaux et les bestiaux ».
Ces derniers mois, le racisme anti-noir est réapparu en force au Maghreb. Comment l'expliquez-vous ?
Aujourd’hui, le racisme anti-noir a pris une nouvelle tournure avec l’immigration des populations issues d’Afrique subsaharienne. Il ne s’agit pas seulement de transit, mais aussi d’installations de populations étrangères qui prennent place dans les sociétés maghrébines et participent de fait à les transformer.
Cela crée des tensions, des angoisses et donc de la xénophobie qui renforce le racisme anti-noir. Cette peur irrationnelle des migrations n’est pas seulement maghrébine : elle est européenne et globale.
Il y a aussi heureusement au Maghreb des réactions de soutien et de défense des migrants. Il y a un effet grossissant car dans la réalité le nombre de migrants dans le monde n'a pas augmenté, pas plus dans les sociétés maghrébines où il est bien en-deçà du nombre des émigrés maghrébins en Europe.
Politiquement, comment est combattu le racisme anti-noir au Maghreb ? Y-a-t-il des mesures prises pour le combattre ?
Il n’y a pas suffisamment de mesures ; pire, il n’y a aucune loi condamnant les actes et les propos racistes !
Il y a comme un immense déni maghrébin sur le racisme.
Néanmoins, quand la Une d’un magazine marocain titrait en 2012 « le péril noir » avec la photo d’un homme noir baissant les yeux, cela a choqué beaucoup de monde au Maroc et a donné lieu à une mobilisation suffisamment forte pour obliger cet hebdomadaire à s’expliquer. De nouveaux mouvements et associations sont nés après coup.
La nouvelle politique migratoire marocaine et la régularisation des sans-papiers sont des sujets beaucoup plus débattus qu’auparavant. C'est normal : maintenant, il y a tous ces enfants d'immigrés qui vont à l’école et qui deviendront des citoyens marocains. Il y a même des joueurs de foot issus de couples mixtes dans l’équipe nationale.
En Tunisie aussi la question du racisme anti-noir a ressurgi avec l’immigration subsaharienne, alimentée par les débats français sur le racisme anti-maghrébin.
En Algérie, le débat s’invite depuis peu avec les expulsions massives de migrants qui ont lieu sans procès, ni respect de leurs droits.
On peut donc dire que l’immigration a poussé les Maghrébins à se poser d'autres questions…
Effectivement. Des questions sur la citoyenneté, l’identité, le multiculturalisme, le racisme, etc.. Les Maghrébins ne pourront pas faire l'impasse de la lutte contre le racisme anti-noir car c'est un cancer qui métastasera dans tout le corps social si on le laisse se répandre.
Néanmoins, il ne faudrait pas penser que ce racisme est pire ou plus ancré qu'ailleurs dans le monde, notamment en Afrique subsaharienne où il y a encore de l'esclavage et des pogroms anti-migrants, comme en Afrique du Sud par exemple.
C'est un combat qui doit se mener à la fois à l'échelle locale et globale en ne tombant pas dans les raccourcis et les simplifications. Rappelons juste qu'on juge une société à la manière dont elle traite les étrangers.
Propos recueillis par Nadir Dendoune