Macron versus Erdogan ou démocraties contre dictatures
Les relations entre la France et la Turquie, et notamment entre Macron et Erdogan, ont toujours été turbulentes. L’exploitation des gisements de pétrole entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée ravive la tension entre les deux pays. Mais, en filigrane, la confrontation se situe dans le cadre des rapports entre démocraties et dictatures.
On a trop vu le président Macron se donner en spectacle dans les différents débats politiques en France, en Europe ou entre démocrates occidentaux en général, notamment dans le combat électoral, avec des sociétés civiles turbulentes (gilets jaunes) ou dans le jeu des négociations diplomatiques multilatérales. On aimerait bien connaître aujourd’hui son attitude lorsque la politique devient une jungle, c’est-à-dire moins technocratique, rationnelle et diplomatique que tragique et féroce. On aimerait connaître l’étendue de sa détermination guerrière ou frontale face aux menaces méditerranéennes d’Erdogan dans les zones maritimes rattachées à la Grèce et à Chypre, enjeu de richesses en hydrocarbures. Détermination liée elle-même à celle de l’Union européenne qui peut être, si elle est unie, menaçante, en agitant d’éventuelles ruptures de coopération économique contre la Turquie. Liée aussi à la passivité russe. Poutine est peu confiant en Erdogan, avec lequel il est déjà en conflit à peine voilé sur les questions syrienne et libyenne. Liée encore à la semi-passivité américaine. Trump serait ravi du risque de pourrissement de la situation en Méditerranée pour gêner ces Européens rebelles, outre qu’il est principalement hanté, comme toujours, par la question de sa réélection de novembre prochain.
En fait, la question qui se pose n’est pas seulement celle qui met face-à-face un jeu de confrontation entre deux leaders politiques, Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan en Méditerranée orientale, la France soutenant les victimes des visées erdoganiennes, la Grèce et Chypre, mais aussi celle qui met en jeu l’étendue de la détermination des démocraties face aux dictatures. Les démocraties sont-elles par essence condamnées à jouer un jeu pacifique, favorable à la stabilité politique, peu nuisible à leurs intérêts économiques, cherchent d’éternels compromis chancelants ou sont-elles amenées à devenir belliqueuses, notamment lorsque leurs valeurs morales essentielles et leurs intérêts stratégiques se trouvent menacés ?
Démocraties et dictatures
Les dictateurs aiment bien provoquer les démocraties, comme le fait malicieusement Erdogan avec Macron ces dernières semaines en Méditerranée, et depuis quelques années déjà contre les Européens, qui refusent de mettre la Turquie sous leur giron. Erdogan doit considérer comme les « tyrannosaures » du passé qu’on pouvait impunément intimider des démocraties instinctivement allergiques aux formes de violence. Fondamentalement, les démocraties sont supposées être pacifiques, parce qu’elles sont fondées sur le choix électoral des citoyens, favorables au changement pacifique du pouvoir, sur un système constitutionnel libéral, et parce qu’elles sont censées reculer en général, mais pas toujours, sous la pression de leurs opinions publiques, portées en principe vers le pacifisme. Ainsi, l’opinion française était favorable à la liquidation de la colonisation au Maroc, en Tunisie et en Algérie ; l’opinion américaine était favorable à l’abandon du Vietnam par le gouvernement américain, et l’opinion anglaise s’est prononcée contre l’intervention militaire du gouvernement de Tony Blair en Irak en 2003 aux côtés des Américains. Et on pourra en multiplier les exemples historiques,
tandis que les dictatures, habituellement guerrières et conquérantes à l’extérieur, faute de légitimité interne, ne reculent en général que sous la menace ou le recours à la force et ne connaissent d’autre langage que celui des rapports de force. Un dictateur est par essence un conquérant, comme le montre l’histoire. Rien ne le retient à l’intérieur : ni élection, ni valeur morale, ni sanction de ses crimes.
Des démocraties liées à leurs opinions
En fait, le problème pour les démocraties, qui sont des gouvernements d’opinion, et qui donnent l’apparence d’être fragiles face aux dictatures, c’est que lorsque l’opinion se retourne contre le pouvoir, celui-ci craint d’abord pour sa survie. Son maintien au pouvoir devient plus important que la politique guerrière qu’il cherche à conduire. Un leader démocrate peut certes espérer retourner l’opinion en sa faveur à la suite d’une victoire militaire. Mais cela est loin d’être une certitude pour lui, les guerres sont souvent aléatoires et très difficiles à terminer. Churchill a perdu les élections en 1945, juste après une victoire militaire contre le fascisme, qui l’a pourtant rendu glorieux dans le monde. Après la victoire de l’armée américaine, prétendument au nom de la communauté internationale, sur l’Irak en 1991, le président républicain Georges Bush a été ovationné par le Congrès. Mais quelques mois plus tard en 1992, il a été battu aux élections présidentielles par le démocrate Bill Clinton.
Dans tous les cas, la paix semble être recherchée dans les démocraties aussi bien pour elle-même, pour ses valeurs, que parce qu’elle contribue, grâce à l’appui de l’opinion pacifique, à la consolidation, voire à la prolongation de la durée de vie des dirigeants élus. Exceptionnellement, lors de la crise américano-irakienne en 2003, une majorité de l’opinion américaine, préparée par la propagande de guerre, s’est prononcée en faveur d’une intervention militaire en Irak, pour soi-disant « mettre fin à la dictature de Saddam et établir une démocratie en Irak ». Même si les démocraties sont globalement pacifiques, du moins par rapport aux dictatures, une guerre fondée sur des soupçons – une guerre préventive -, comme celle des États-Unis en Irak en 2003, dénote, quelles que soient ses motivations, beaucoup plus d’un esprit belliqueux des démocraties que de leur esprit pacifique. Il est vrai aussi que le modèle de l’attaque préventive a été fourni par le Japon fasciste à Pearl Harbor le 7 décembre 1941, contre les États-Unis eux-mêmes.
En tout cas, on se trompe lourdement sur l’indétermination des démocraties face aux dictatures. C’est vrai que des démocraties comme les États-Unis ont soutenu des États dictatoriaux, gouvernés selon des méthodes que les démocraties elles-mêmes jugent détestables, parce qu’ils y trouvent un intérêt économique ou parce qu’ils n’y voyaient pas d’autre possibilité. C’est vrai aussi que les libertés des démocraties peuvent être corruptrices. Mais les démocraties sont souvent résolues à défendre leurs valeurs lorsqu’elles sont sérieusement menacées. En 1848, Marx écrivait : « Un spectre hante l’Europe : le communisme ». À quoi les démocraties pouvaient rétorquer : « Un spectre hante les dictatures : la liberté ». Et ce spectre-ci les a réellement hantés avec les dissidents qui demandaient avec conviction à se réfugier dans les pays libres.
Comme la liberté dépend souvent du courage et de la clairvoyance des dirigeants et des États qui la défendent, il est souvent arrivé qu’elle l’emporte sur les dictatures, et aujourd’hui sur le terrorisme. Les démocraties étaient ainsi déterminées face au fascisme allemand, italien et japonais lors de la 2e guerre mondiale. John Kennedy l’était aussi face à l’URSS lors de la crise des missiles dans la Baie des Cochons, comme Georges Bush face à Saddam Hussein lors de l’annexion du Koweït en 1990, ou son fils W. Bush et de manière plus controversée en 2003 (deux ans après le 11 septembre 2001).
Confrontation Macron-Erdogan
Ainsi, persuadé que les démocraties, peu belliqueuses par nature, un peu trop attachées à leur pacifisme, gênées par la pandémie et les flux migratoires incessants, le laisseraient tranquille, le dictateur Erdogan a eu l’audace de les provoquer sur le champ de bataille, en mer méditerranée. Lui, qui interpellait Macron ces jours-ci : « Ne cherchez pas querelle au peuple turc, ne cherchez pas querelle à la Turquie », en l’invitant à connaître l’histoire avant de répliquer ou de menacer la Turquie, devrait à son tour connaître l’histoire des démocraties et étudier leur comportement lorsqu’elles sont menacées par des dictatures, et entraînées dans des guerres non souhaitables. La Turquie revendique le droit d’exploiter des gisements d’hydrocarbures dans une zone maritime que la Grèce et Chypre estiment relever de leur souveraineté. Les deux camps ont fait monter les enchères ces jours-ci, en recourant à des manœuvres militaires. Les relations entre la France et la Turquie ont été d’ailleurs toujours houleuses (l’origine du contentieux entre Macron et Erdogan remonte au refus de visas de séjour à trois épouses de diplomates turcs en France qui refusaient en 2018 de se faire photographier sans voile). La France a envoyé des navires de guerre et la Grèce a déclaré qu’elle allait acheter 18 avions de chasse Rafale de fabrication française, recruter 15 000 soldats supplémentaires et financer davantage son industrie de défense. Le ton est donné. Les six pays du sud de l’Union européenne, réunis par Macron, ont demandé à la Turquie de cesser sa politique de « confrontation » et l’ont menacée de sanctions européennes, si elle continue à contester les droits d’exploration des hydrocarbures de la Grèce et de Chypre dans la zone.
Macron et les Européens du Sud semblent déterminés, comme le montrent les manœuvres navales et aériennes, leurs réunions multilatérales et bilatérales et leurs menaces de sanction à l’encontre de la Turquie. À supposer que Macron soit lâché par les Européens, les Américains et les Russes, aurait-il encore, seul, la même détermination face aux menaces d’Erdogan, en mettant ses répliques à exécution en cas d’intervention d’Erdogan ? Erdogan pourra-t-il reculer face à la menace de la France, privée du soutien des Européens et de l’influence américaine ? Macron est-il en mesure de suivre les traces de Churchill, qui est parvenu à tenir tête à Hitler par un coup de bluff, même un peu ivre dans son bunker, jusqu’à devenir un des héros de la 2e guerre mondiale, alors que, de l’avis des historiens anglais, si l’Angleterre était dirigée à ce moment-là par un autre dirigeant, il aurait très probablement fait des concessions et conclu un accord d’apaisement avec Hitler. Macron reprendra-t-il le ton gaullien, ou même mitterrandien lors de la crise des euromissiles, lorsque, face à l’installation des missiles SS-20 soviétiques près de l’Europe, Mitterrand a soutenu fermement la décision de l’OTAN de déployer dans cinq pays européens de nouvelles armes nucléaires (crise réglée par la suite par l’accord entre Reagan et Gorbatchev en 1987) ?
La suite des évènements nous le dira.