Lolita de Nabokov : l’histoire d’un pédophile qui devient pédocriminel

 Lolita de Nabokov : l’histoire d’un pédophile qui devient pédocriminel

Lolita de Vladimir Nabokov

Publié pour la première fois en France en 1955, Lolita, le roman de l’écrivain russe Vladimir Nabokov rédigé en anglais, a provoqué un tollé. Oeuvre scandale, chef-d’oeuvre littéraire. Manuscrit rejeté, publié, censuré, réédité. Lolita, c’est l’histoire d’un quadragénaire qui brise son crâne de ses propres mains et donne à voir le sang de ses passions déviantes s’égoutter sur le corps d’une enfant de douze ans.

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme ». Nous sommes en 1952. Humbert Humbert, 42 ans, rédige une longue confession alors qu’il est placé en détention provisoire pour meurtre. À quelques jours du procès, le quadragénaire meurt d’un infarctus et le manuscrit, sorte de plaidoirie expiatoire destinée à l’origine à défendre sa cause lors de son audience, est récupéré par son avocat qui le soumet à un certain Dr John Ray Jr pour la publication, lequel ne doute pas que « Lolita deviendra un classique dans les milieux psychiatriques ». Ce qui est certain, c’est que Nabokov a ici signé le plus grand succès de sa carrière. Lolita est un roman affreusement beau, un roman coup de poing qui terrasse celui qui s’y frotte tant dans l’essence même de ce qui est relaté que dans la façon dont l’histoire est traitée, entachée d’une poésie si violente qu’elle essuie d’un revers de main tout usage de termes obscènes alors même que l’action du livre regorge d’obscénité. C’est au lecteur que l’auteur laisse le soin de se torturer dans une imagination aussi cauchemardesque que fascinante. En instillant un désir pénible, accablant, insupportable de sauver Lolita des griffes de cet homme à la concupiscence inextinguible, Nabokov nous empêche de poser son livre, reposer son coeur et respirer. Car c’est d’un souffle coupé par une rage aussi viscérale que vaine que le lecteur explore péniblement Lolita.

Une perversion crève-coeur 

C’est une douleur lancinante qui vient déchirer les pages du mémoire d’Humbert Humbert, cet homme torturé par ses passions déviantes, par son « humiliante, sordide et taciturne vie amoureuse ». Tandis qu’il déclare être parfaitement conscient du caractère malsain de ses penchants, Humbert distille à plusieurs endroits de sa confession des justifications, qu’elles portent du côté législatif, en énumérant les nuances et les différences dans les textes suivant les zones géographiques, ou encore du point de vue social et sociétal en citant des noms tels que Dante ou Pétrarque ou faisant référence aux pratiques culturelles matrimoniales dans une certaine région de l’Inde où il est totalement convenu qu’une enfant puisse devenir la femme d’un homme plus âgé. Malheureusement pour lui, il se retrouve « plongé dans une civilisation qui permet à un homme de vingt-cinq ans de courtiser une fille de seize ans mais pas une fille de douze ans ». « Le poltron respectueux des lois » qui fit « réellement, sincèrement de son mieux » pour lutter contre une perversion qui l’assaille et le submerge, finira par y succomber à 37 ans, lorsqu’il rencontrera au cours de l’été 1947, Dolores Haze, sa nymphette de douze ans, celle qui deviendra sa Dolly, sa Lo, Lola, Lolita… La nymphette, l’une de « ces créatures élues » âgées au minimum de 9 ans et au maximum de 14 ans qui stimule l’appétit sexuel du nympholepte, homme qui doit compter au minimum le double de son âge, seul à même à distinguer ces traits qui les différencient des autres petites filles, tels que « la finesse d’une jambe duveteuse, et autres indices que le désespoir et la honte et les larmes de tendresse [lui] interdisent d’énumérer ».

Lolita, victime d’inceste et de pédophilie

Ce n’est qu’en épousant la « grognasse » Charlotte Haze, mère de la petite Dolores qu’elle néglige et maltraite, que le « Bel Humbert » peut s’assurer de la présence de Lolita à ses côtés, cette enfant mal élevée, insolente, rebelle qu’il aime passionnément, qui l’obsède et qui deviendra dès lors, sa belle-fille. Lorsque Charlotte mourra dans un tragique accident, le quadragénaire deviendra le tuteur légal de Dolly, qu’il traînera alors dans un nauséabond road-trip de deux ans à travers les Etats-Unis, d’Etat en Etat, de ville en ville, de motel en motel, ces « endroits rêvés pour dormir, se disputer, se réconcilier, et aussi s’adonner à des amours illicites et insatiables ». Cette virée signe la mort du pédophile et la naissance du pédocriminel. Le beau-père devient l’amant, la fille une maîtresse, une ignominie dont est témoin le lecteur impuissant. C’est à coup de manipulations révulsantes qu’Humbert arrive à maintenir son emprise sur Lo, qu’il menace de placer en maison de redressement si elle le fuit ou le dénonce. Après l’avoir droguée, c’est en lui promettant argent ou attraction qu’il l’amène à « accomplir ses devoirs du matin ». Un argent qu’elle réclamera d’elle-même par la suite. Car à force d’être manipulé, on manipule à son tour. Mais ce qui est peut-être le plus poignant dans ce récit, c’est son silence. Le silence de Lolita. Un silence qui se brise ponctuellement dans les banalités qu’elle débite, ou dans ses demandes, lorsqu’elle réclame une sucrerie ou un soda, des requêtes qui sont d’autant plus douloureuses pour le lecteur qu’elles rappellent que Dolores n’est, au final, qu’une simple enfant, « une enfant abandonnée, absolument seule au monde ». Une enfant qui semble n’avoir conscience de rien mais qui à deux reprises prononcera les mots fatidiques : « Le mot juste est inceste », « Je devrais appeler la police et leur dire que tu m’as violée », d’un ton aussi léger et désinvolte que les émotions de celle qui continuera à appeler son bourreau « mon cher papa » semblent inexistantes. C’est un narrateur censeur qui nous parle et qui fait tout pour empêcher la victime de s’exprimer, à quelques exceptions près, lorsqu’éclatent « les sanglots de Lo dans la nuit, chaque nuit, chaque nuit, dès que [il] feignait de dormir ». 

Cri du coeur ou jeu d’esprit ? 

De par la nature intrinsèque du récit, celui d’un accusé qui tente de défendre sa cause, il ne fait pas de doute que le lecteur se fasse manipuler. Mais quelle est la part de sincérité de cet homme qu’« aux affres de la culpabilité se mêlait la pensée atroce que l’humeur de Lo risquait de [l]’empêcher de faire de nouveau l’amour avec elle » ? Quelle est la part de manipulation ? Le lecteur attentif saura trouver les indices dans le texte, disséminés ça et là par l’auteur. Ainsi, celui qui méprise le concept psychanalytique et jubile de tromper les psychiatres sur sa sexualité se retrouve à justifier l’amour de Lolita par son expérience traumatique vécue à ses 13 ans avec son amour de jeunesse du même âge, morte avant que leur idylle n’ait pu être consommée. D’autres questions subsistent. Lolita était-elle aguicheuse ? Lolita a-t-elle initié l’acte sexuel ?  Le narrateur n’avait-il pourtant pas précisé au début de sa confession que ce n’était qu’à travers le regard du nympholepte que la nymphette excite ? En ce sens d’ailleurs qu’il est foncièrement regrettable et complètement erroné que d’avoir érigé Lolita en tant qu’adolescente-fatale dans la culture populaire. À tort, certains lecteurs ont vu dans le roman l’apologie à la pédophilie. Mais le personnage d’Humbert n’a pas été conçu pour inspirer de la sympathie. À tort, certains lecteurs ont vu dans Lolita une histoire d’amour impossible. Mais l’amour de celui qui ne « savai[t] absolument rien des pensées de [s]a doucette » n’en est pas un mais la funeste concrétisation d’un fantasme et la malheureuse incarnation d’un idéal. Humbert Humbert est un homme pédant, imbus de lui-même, manipulateur, mégalomane, méprisable. Mais il reste un homme qui nous parle là de sentiments universels : l’amour, la passion, le désir, la jalousie, le désespoir, la culpabilité. À moins d’avoir été totalement berné par un psychopathe qui ne ressent pas la moindre émotion ni le moindre regret, on peut le comprendre. Malgré l’épouvante. Dans la réalité, il est absolument contre-productif de crier aveuglément au monstre et refuser inflexiblement la parole du criminel. Car le mal se combat aux racines, pas dans le bourgeonnement de fleurs morte-nées. 

Que dit la loi ? 

En droit français, le terme de « pédophilie » n’apparaît pas dans les textes. Les termes utilisés pour décrire l’infraction de relation sexuelle entre un majeur et un enfant sont « atteinte sexuelle sur mineur », « agression sexuelle » ou « viol ». En 2017, suite à deux affaires de violences sexuelles sur mineures, dont l’une impliquant un homme de 28 ans ayant eu une relation sexuelle avec une fille de 11 ans et qui a été poursuivi pour « atteinte sexuelle » et non pour « viol », le débat sur l’établissement d’un seuil d’âge en dessous duquel un mineur serait automatiquement considéré comme non consentant s’était rouvert. Envisagé par le gouvernement au moment de la loi Schiappa sur les violences sexistes et sexuelles en 2018, elle fut abandonnée. À l’heure actuelle, pour qu’un viol soit établi juridiquement, la victime doit prouver qu’elle a subi « une contrainte, une violence, une menace ou une surprise » au moment de l’acte sexuel et ce, en dépit de son âge.

Aux Etats-Unis, la barrière de la présomption de non-consentement à des relations sexuelles est fixée à 12 ans. Autrement dit, c’est l’âge auquel et en dessous duquel un acte sexuel commis sur un enfant est qualifié de viol. Par ailleurs, un diagnostic fait par un expert attestant de la pédophilie d’une personne accusée d’avoir commis ce crime est considéré comme une circonstance aggravante du fait qu’il peut être lié au risque de récidivisme. Ainsi, le jugement à l’encontre du prévenu entraîne une peine de prison prolongée.

L’impact des violences sexuelles sur les enfants

Les conséquences qu’engendrent les abus sexuels sur les enfants peuvent être a minima négatives, au maximum désastreuses ou tragiques. Les études psychologiques à ce sujet ne peuvent être plus éloquentes. Dénigrement, dévalorisation de soi, manque de confiance en soi, hypersexualité ou au contraire inhibition du désir sexuel, inclinaison à la prostitution, sentiment de culpabilité, comportement auto-autodestructeur via des troubles alimentaires compulsifs ou scarification, méfiance… Celle-ci peut-être portée à l’extrême pour les victimes d’incestes trahies par une personne censée les protéger, et qui peuvent se sentir indignes d’être aimées. Le traumatisme ira jusqu’à impacter la biologie de l’individu : des études récentes montrent que la maltraitance dans l’enfance peut entraîner des changements dans l’ADN.

En France, 165.000 enfants sont victimes de viols et de violences sexuelles chaque année selon une enquête Ipsos pour l’association Mémoire traumatique et victimologie publiée en octobre 2019. 80% des violences émanent du cercle familial. 9 fois sur 10, les abus sexuels ne sont pas signalés aux autorités. Comme dans Lolita. Il est plus qu’impératif que l’Etat, la justice, la société civile et les professionnels de santé se mobilisent et s’arment jusqu’aux dents pour lutter contre un fléau qui fait voler en éclat des vies innocentes. C’est ce qu’a promis en tout cas Adrien Taquet, le secrétaire d’Etat à la Protection de l’enfance, en lançant une commission indépendante à l’automne, qui sera « dotée d’un budget propre, et composée de magistrats, de médecins, de psychologues et de sociologues ». Parce qu’à l’heure actuelle, la pédocriminalité, qui fait rage tant aux Etats-Unis qu’en France, n’est ni assez anticipé, ni assez combattu. Dans le champ médiatique, le phénomène #metoo prend beaucoup de place, et c’est tant mieux. Mais la pédocriminalité doit impérativement faire l’objet de la même attention.

Au Maroc, la situation est tout aussi alarmante. Plus récemment, à Tanger, le viol et l’assassinat du petit Adnane, un enfant de 12 ans, a provoqué l’émoi et soulevé l’indignation de toute une population. Des membres du gouvernement se sont également alliés aux revendications pour porter une attention particulière à ce fléau et faire de leur mieux pour éradiquer ces crimes. Les enfants d’aujourd’hui ne sont-ils pas les adultes de demain ?

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