Sélection du mois de Novembre 2017
Des voyages au pays des mots pour transcender les affres qui sévissent sur des territoires en guerre
Un duo très cabot
Deux narrateurs nous livrent une histoire algérienne. Celle de Mouloud, dit “Moul”, et de son chien Harys. Le récit est séquencé en chapitres courts, introduits par des titres énigmatiques : “Paradis des chiens”, “Le premier joint”, “Vendredi ou vendredi”. Dans ce roman libre et inventif, Amin Zaoui narre la rencontre d’un amoureux des livres et d’une réfugiée syrienne, chrétienne, fille du geôlier du bagne le plus lugubre de Syrie. “Elle parle français avec un accent oriental. Elle parle en chantant !” Pédiatre, joueuse de luth, elle fascine le chien autant que le maître. L’animal ressemble à un double ubuesque de Moul : son plaisir est d’arroser de son urine les photos de présidents ou les passants qui s’aventurent sous le balcon de l’appartement. Derrière la farce, le livre est une méditation sur la solitude. Les rares messages que reçoit Moul sur son portable viennent de la compagnie de distribution d’eau. Réfugié dans les livres, le héros semble exilé dans son propre pays.
L’ENFANT DE L’ŒUF, Amin Zaoui, éd. Le Serpent à Plumes (sept. 2017), 202 p., 18 €.
Le pays inaccessible
“A 50 ans, plus vieux qu’Ulysse revenant à Ithaque”, Farzan entreprend un voyage vers ses origines. Comme l’auteur, le narrateur est un Kurde de Syrie, natif d’Amoudé, près de la frontière turque. Parti de France où il a passé la moitié de sa vie, Farzan arrive à Diyarbakir, dans le Kurdistan, ville marquée par la guerre entre le pouvoir turc et le PKK. Il sympathise avec Mirza, petit vendeur de graines de pastèques, et avec sa mère, qui a perdu la raison et le confond avec son mari disparu. Tel le héros du Désert des Tartares, le narrateur attend, au bord du Tigre, frontière entre passé et présent. La guerre fait rage en Syrie. Il se remémore son enfance, le service militaire. Le roman, qui offre des descriptions magnifiques de Diyarbakir – cité rarement évoquée en littérature –, nous plonge dans le drame vécu par les Kurdes de Turquie. Villages rasés, militants emprisonnés ou portés disparus. “J’étais prêt à mourir pour ce pays qui était mon enfance”, souffle le narrateur quand il franchit enfin la frontière.
LE RÊVEUR DES BORDS DU TIGRE, Fawaz Hussain, éd. Les Escales (sept. 2017), 172 p., 17 €.
Kafka à Oujda
Auteur de 31 livres publiés en trente-cinq ans, le romancier marocain Bensalem Himmich est au sommet de son art avec Ma tortionnaire. Qualifiée d’ogresse, Mama Ghoula brise les âmes comme les corps dans une prison proche d’Oujda où l’on n’hésite pas à castrer les présumés coupables. Hammouda est accusé d’avoir tué son beau-père, ce qu’il nie. Ses compagnons de cellule disparaissent à tour de rôle. Un mystérieux juge d’instruction, qui exige que les détenus lui soient présentés lavés et parfumés, veut obtenir de lui des informations sur un chef jihadiste. Tel le héros du Procès de Kafka, Hammouda ne comprend pas ce qu’il fait là. Le roman est toujours à la frontière de l’onirisme et de la paranoïa. Cette étrange prison a été inventée par l’auteur. Après Guantanamo et Abou Ghraib, Himmich ancre dans son Maroc natal un récit âpre qui aurait pu être situé dans n’importe quel pays en guerre contre le terrorisme. Avec une question d’actualité : peut-on combattre la barbarie par des méthodes barbares ?
MA TORTIONNAIRE, Bensalem Himmich, Erick Bonnier Editions (sept. 2017), 258 p., 20 €.