Barzakh, une success story algérienne
Depuis 2000, Barzakh redonne ses lettres de noblesse à l’édition indépendante en Algérie. La maison algéroise affiche aujourd’hui un catalogue riche de 150 titres et publie des auteurs comme Kamel Daoud, Mohammed Dib ou encore Kaouther Adimi.
C’est une petite maison d’édition algéroise de cinq personnes. Un éditeur indépendant qui, depuis bientôt vingt ans, nous régale avec des ouvrages audacieux et jouissifs. Son nom : Barzakh. Un mot arabe désignant “l’entre-deux”. A sa tête, un couple de quadragénaires : Selma Hellal, une femme menue aux yeux pétillant derrière ses lunettes, et Sofiane Hadjadj, un brun ténébreux au visage mat. En avril 2000, ils décident de franchir le Rubicon, avec une bonne dose de courage et d’inconscience. Ils viennent alors de rentrer en Algérie après des études supérieures à l’étranger : la jeune femme est diplômée de Sciences Po Paris et de l’Ecole des études orientales et africaines (Soas) de Londres, son compagnon a étudié l’architecture à Paris. Tous deux cherchent à donner un sens à leur vie. L’idée d’une maison d’édition, glisse Selma Hellal, a germé de “la passion des livres et de la littérature en particulier et le sentiment, en 2000, lorsque nous créons Barzakh, que notre place était là, exactement là : pas seulement ‘au pays’, mais aussi dans le territoire des mots et de la création”.
La dentellière du livre
A cette époque, peu de textes sont publiés en Algérie, alors que, paradoxalement, le pays connaît un foisonnement créatif. La philosophie de la maison est tranchée, explique l’éditrice : “Réhabiliter la littérature, territoire de la complexité par excellence, du trouble, de l’ambiguïté, de l’opaque et du doute, après des années de guerre civile et de manichéisme, où tous les Algériens avaient été sommés de prendre parti, de choisir un camp.” Le jeune couple a une obsession : “Donner à entendre ces voix littéraires, si nombreuses, qui s’élevaient depuis le sol algérien. Et aussi rapatrier le patrimoine littéraire détenu en France (Mohammed Dib et Assia Djebar, notamment, pour les anciens ; Salim Bachi, Amin Zaoui ou encore Maïssa Bey pour les plus contemporains, ndlr), afin de le rendre disponible en Algérie à des prix accessibles.”
Les éditions Barzakh, c’est la dentellière du livre : une exigence remarquable quant au choix des textes, un haut degré d’insoumission, une esthétique affirmée et un graphisme soigné… En Algérie, l’éditeur a joué le rôle de défricheur. Cette ruche s’est fait l’écho de voix singulières disant leur monde. Des plumes nouvelles, de langue française (Mustapha Benfodil, Habib Ayyoub) ou arabe (H’mida Ayachi, Bachir Mefti, Hakim Miloud), mais aussi des auteurs à l’œuvre confidentielle et sensible, à l’image de Sadek Aïssat ou Malek Alloula, ainsi que des écrivains de renom.
Découvreurs de textes et d’auteurs qui s’exportent
Ce sont les éditions Barzakh qui ont révélé Kamel Daoud (puis Kaouther Adimi). C’est la maison algéroise qui, la première, a publié son chef-d’œuvre Meursault, contre-enquête. Un livre déconstruisant avec maestria L’Etranger de Camus et sa scène nodale (le meurtre de l’Arabe), tout en rendant un vibrant hommage à la complexité de l’écrivain français et de son œuvre. Sauf que le livre a reçu, à sa parution, un succès timide. Il fallut attendre que les éditions Actes Sud en achètent les droits en avril 2014 pour que les médias français s’embrasent et, effet boomerang, que l’Algérie s’empare pleinement de son héraut. “Le parcours de Kamel Daoud est le plus emblématique, parce que le plus ‘spectaculaire’, reconnaît Selma Hellal. Sa voix compte en effet dans l’Hexagone : il peut faire entendre des vérités qui, autrement, seraient inaudibles, et, peut-être, apporter plus de complexité au regard porté sur l’Algérie, mais aussi sur le monde ; un regard différent en tout cas, incitant à faire un pas de côté et injectant une flamboyante poésie au monde.”
Le parcours de Barzakh fait des émules. “Sofiane Hadjadj et Selma Hellal sont de grands éditeurs, qui jouent pleinement leur rôle de découvreurs de textes et d’auteurs. Leur catalogue est riche et sans concession. En quelques années, ils se sont imposés comme la maison d’édition indépendante d’Algérie”, observe la journaliste culturelle et éditrice marocaine Kenza Sefrioui, auteure d’un ouvrage de référence, Le Livre à l’épreuve (éd. En toutes lettres, 2017). Et d’ajouter : “Cette exigence leur a permis d’avoir un catalogue susceptible d’être exporté. La trajectoire du livre de Kamel Daoud leur a ainsi valu une belle notoriété, et leur a amené des contrats de traduction dans de nombreuses langues et d’adaptation au théâtre. C’est un modèle très intéressant pour nous, éditeurs du Maghreb.”
Justement, le catalogue : il compte plus de 150 titres et s’est diversifié au fil des ans : essais, études, biographies, beaux livres… L’essai historique est le genre le plus vendu de la maison, preuve de la soif de connaissance pour une Histoire longtemps tue. “La mémoire singulière s’externalise depuis quelques années, et nombre d’acteurs, connus ou non, de la révolution algérienne ont décidé de dire ‘je’ et de faire le récit de leur trajectoire. C’est passionnant, cela contribue à diffracter le ‘récit national’ sur lequel s’est construit le pays indépendant”, remarque Selma Hellal. Consécration : en 2010, la maison reçoit le Grand Prix Claus pour la culture et le développement.
Intuitifs et pragmatiques, Selma Hellal et Sofiane Hadjadj ont saisi la nécessité d’élargir leur horizon, de construire des passerelles. Des partenariats ont ainsi été établis, puis renforcés, en France avec la maison d’édition Actes Sud, avec laquelle Barzakh a publié des dizaines d’ouvrages (Jérôme Ferrari, Mathias Enard, Cheikh Khaled Bentounès), mais aussi le Seuil ou le Bec en l’air (pour les beaux livres), Dar Al Jadeed au Liban (pour les romans en arabe) ou encore Le Fennec, au Maroc, auquel Barzakh a acheté les droits de deux ouvrages de l’ethnobotaniste Jamal Bellakhdar.
Une aventure et un combat
Selon Adlène Meddi, auteur maison du polar 1994, Barzakh est une “aventure et un repère”. “Une aventure dans le sens où il est quasiment suicidaire de se spécialiser dans la littérature et l’essai historique iconoclaste. Un repère car en suivant les choix éditoriaux, les livres et les thématiques abordés, on a une cartographie plutôt fidèle aux dynamiques des idées en Algérie.” Samir Toumi salue, lui, le compagnonnage de Barzakh. “Seuls Selma et Sofiane pouvaient me rassurer, m’accompagner, dans ma démarche d’auteur en devenir. Je savais que leur exigence me ferait progresser.”
Toutefois le secteur de l’édition demeure fragile, même si le Salon international du livre d’Alger est le plus important d’Afrique et du monde arabe, drainant 1 million de visiteurs. Entre 2003 et 2015, une politique d’aide a été menée par le ministère de la Culture (achat d’exemplaires pour amortir le coût de fabrication), mais elle n’a fait l’objet d’aucune réflexion, ni d’un contrôle éthique. De sorte que l’on a vu pulluler quantité d’éditeurs autoproclamés. Résultat : le champ de la profession a été totalement déréglé.
Combien y a-t-il d’éditeurs et de libraires en Algérie ? Mystère. Il n’existe aucune étude exhaustive sur le sujet. “Le pays est très vaste, le réseau de distribution se construit et le maillage des librairies à l’échelle de la nation est encore bien faible. C’est pourquoi les rencontres directes avec le public, par le biais des associations, cafés littéraires, bien ancrés dans le terreau local, sont désormais décisives. Ces acteurs de la société civile, vaillants et déterminés, comblent en quelque sorte les défaillances du secteur”, conclut Selma Hellal.