Livre. Dans « Que le destin bascule », Basile de Bure décortique les mécanismes d’exclusion qui poussent les jeunes des quartiers populaires à la délinquance
Quand la directrice de l’APSV, une association de prévention parisienne connue et reconnue appelle le journaliste Basile de Bure pour lui proposer d’animer des ateliers d’éducation aux médias à destination d’adultes sous main de justice, condamnés à des TIG (Travaux d’intérêt général), celui-ci hésite à accepter. La mairie de Paris a décidé de créer un nouveau stage de citoyenneté, dans le cadre du plan de lutte contre la radicalisation lancé par le gouvernement après les attentats de Charlie Hebdo.
Basile de Bure, qui a grandi dans le cossu 16e arrondissement parisien, n’est pas très à l’aise avec l’idée de se retrouver avec ce qu’il pense être des fichés S. Pour sa première journée donc, c’est avec une boule au ventre qu’il se rend à l’APSV, persuadé qu’il va se retrouver face à des « méchants intégristes ». Basile de Bure avait tout faux. C’est aussi pour ça qu’il a tenu à écrire ce livre.
À travers les portraits de ces personnes condamnées à des travaux d’intérêt général, et en comparant avec son propre parcours « d’enfant privilégié », Basile de Bure raconte comment la stigmatisation condamne une partie de la population à la mise au ban de la société. Rencontre.
LCDL : Vous dites dans votre livre : « Jusqu’ici, l’organisation de mon monde avait toujours été réglée par un principe fondateur : il y avait des méchants et des gentils »…
Basile de Bure : Oui, l’équation était claire dans ma tête : un délinquant, c’était un méchant, et moi, j’étais le gentil. J’imaginais les jeunes des classes populaires comme une masse uniforme et sans nuance, un troupeau d’individus qui pensaient la même chose, agissaient de la même façon et fomentaient en permanence de mauvais coups contre les honnêtes gens.
Cette vision, quand elle est partagée par la majorité, est une sentence bien pire que la prison : elle condamne une partie de la population à la mise au ban de la société.
Pensiez-vous en commençant vos ateliers à faire un livre ?
Non. C’est quand je me suis rendu compte que je m’étais trompé, que les jeunes adultes que je rencontrais à l’APSV ne correspondaient en rien à l’image que je m’en faisais que je me suis décidé à écrire. Je suis tombé sur un public d’une énorme gentillesse, bienveillant avec moi, intelligent et politisé pour certains. J’ai écrit ce livre d’abord pour leur rendre hommage.
Et puis, il y a eu un moment déterminant qui m’a convaincu d’écrire cet ouvrage. Un jour, devant le groupe, un jeune noir a dit que s’il y avait autant de Noirs en prison, c’est que ça devait être dans les gênes des Noirs. Fataliste, il avait intériorisé le stigmate. Face à cette phrase profondément violente, je n’ai pas réussi à lui expliquer que ce n’était pas à cause de ça et qu’il y avait d’autres raisons.
Je me suis dit qu’il fallait que je comprenne quels étaient les mécanismes qui poussaient ces jeunes noirs et arabes à commettre des faits de délinquance. Comprendre pourquoi et comment le destin bascule dans ce mauvais sens pour certains…
Justement, comment expliquez-vous la surreprésentation des jeunes hommes noirs et arabes en prison ?
Déjà, il serait plus juste de dire qu’il y a comme depuis toujours, une surreprésentation des pauvres en prison et comme de nombreux Noirs et Arabes vivent dans la précarité, forcément certains d’entre eux finissent en prison. C’est ce qu’explique très bien le philosophe Michel Foucault ou l’écrivain Victor Hugo.
Mais il y a aussi une autre raison. Il y a le comportement abusif de certains policiers : plusieurs enquêtes sérieuses ont montré que les Arabes et les Noirs sont 20 fois plus (le chiffre est parfois même plus important) contrôlés que les Blancs. Donc forcément, statistiquement, si on arrête plus de Noirs et d’Arabes, on trouvera plus de « délinquants ». Si on arrêtait autant les Blancs, on trouverait aussi des « délinquants » parmi eux. Par exemple, je connais des Blancs qui se baladent avec de la drogue dans les poches, ils ne sont jamais contrôlés.
Avez-vous déjà été contrôlé par la police ?
Jamais. J’ai dépassé la trentaine et je n’ai jamais été contrôlé de ma vie ! Je me souviens qu’à 13 ans, un jour alors qu’on était posé dans un square, des policiers ont débarqué. J’étais le seul Blanc du groupe et j’ai été le seul à qui les policiers ont demandé de partir. Sur le coup, j’étais content d’avoir pu échapper à un contrôle de police, sauf que je suis devenu la risée de tout le collège !
Lors des ateliers d’éducation aux médias, quand je disais aux jeunes du TIG que je n’avais jamais été contrôlé de ma vie, ils hallucinaient, persuadés que tout le monde était logé à la même enseigne. Certains m’ont raconté que leur premier contrôle de police avait eu lieu à 13 ans, d’autres à 11 ans et pour l’un d’entre eux à 9 ans ! A cet âge-là, ce sont des enfants. Ces contrôles n’ont qu’un but, les humilier, et une conséquence : grandir avec la haine de la police.
Parmi ces jeunes que vous avez rencontrés, beaucoup étaient présents pour des outrages et rébellion…
Oui et je n’imaginais pas en rencontrer autant. Effectivement, ils représentent 25% des personnes présentes dans les TIG. Ce qui est une aberration. Les contrôles de police sont un poison pour ceux qui les subissent : certains jeunes hommes sont contrôlés plusieurs fois par jour. Il suffit que l’un d’eux soit de mauvais poil pour que ça tourne mal.
Mais rappelons que le cycle de violence est emmené par la police : c’est elle qui lance le contrôle alors qu’elle ne devrait pas être à l’initiative. Ce sont d’abord des gardiens de la paix.
Basile de Bure, qu’avez vous appris de toutes ces personnes rencontrées lors de vos ateliers ?
Tellement de choses. C’est d’abord d’avoir pris conscience de mon privilège. J’en avais l’intuition, je savais que mon milieu social faisait de moi un privilégié, mais je me posais rarement pour y réfléchir en profondeur. Je me souviens que les amis de mes parents me disaient gamin, avec un nom comme le mien, je serai toujours tranquille : ils avaient raison.
Aujourd’hui, j’ai aussi moins de clichés sur eux. A la base, je n’avais pas vraiment peur d’eux : j’ai des amis noirs et arabes, j’ai beaucoup joué au football donc j’en ai rencontré beaucoup. Mais j’avoue que je ne connaissais pas beaucoup de « jeunes délinquants ». En passant du temps avec eux, en les interrogeant et en les écoutant me parler de leur vie avec une telle sincérité, j’ai appris à les regarder différemment.
J’avoue qu’avant quand je voyais une bande de Noirs et d’Arabes assis sur un banc en train d’écouter de la musique parfois avec des regards durs, ça pouvait me faire peur. En vérité, chacun reste dans sa bulle sociale. On se croise sans vraiment se rencontrer. C’est bateau ce que je vais dire, mais quand tu commences à aller dans la bulle de l’autre, tout change, tu découvres un autre monde.
Vous avez grandi dans un milieu social favorisé. C’est aussi ce qui vous permet aujourd’hui de comprendre un peu mieux les mécanismes d’exclusion ?
Effectivement. La bourgeoisie pense mériter sa position. En ayant fait des grandes écoles, elle s’auto-persuade qu’elle mérite d’être là où elle est. Elle oublie de dire que les grandes écoles sont réservées à une élite, écartant toute possibilité, sauf à de rares exceptions, aux autres, aux classes défavorisées d’y accéder. Pour la bourgeoisie, si tu travailles bien, tu réussiras, et si tu échoues, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Elle exclut de fait les déterminismes sociaux.
Ce qui est dramatique aujourd’hui, c’est qu’il y a énormément de jeunes des quartiers populaires qui, quand ils n’y arrivent pas, sont persuadés que c’est uniquement de leur faute.
Parlez-nous de votre rencontre avec Laurence Blisson.
Laurence Blisson est une personne formidable. Elle est juge d’application des peines. On appelle ça une Jap ! Peu de gens connaissent cette profession qui est pourtant un maillon essentiel de la chaîne judiciaire. Ce sont eux qui supervisent la peine d’un condamné, élaborent leur application, aménagent la peine. Ils peuvent proposer un bracelet électronique, un Travail d’Intérêt Général, un contrôle judiciaire, etc.
La plupart des gens pensent que la prison est le premier recours aux actes délinquants. Pour Laurence Blisson, la prison doit être le dernier, parce qu’elle sait que la prison produit de la délinquance. Elle se bat pour qu’il y ait davantage de peines alternatives qui soient prononcées, comme les TIG ou les bracelets électroniques. Et elle a raison.
Par exemple, j’ai appris que 60% des personnes condamnées à des peines inférieures à deux ans récidivait, le chiffre tombe à 31% quand, au lieu d’aller en prison, ils exécutent un TIG.
Avec le port du bracelet électronique, c’est pareil : le taux de récidives est moins important que quand quelqu’un est envoyé en prison. Et puis, on pourrait rappeler aussi que la prison coûte cher aux contribuables français : 105 euros en moyenne chaque jour par prisonnier.
Comment expliquez-vous alors que la tendance est plutôt à construire des prisons ?
Très peu d’hommes politiques, même à gauche, osent dire que la prison est un échec. Il y a la peur d’être traité de laxiste alors ils préfèrent s’en tenir au discours habituel axé uniquement sur la répression. Et puis, en mêlant insécurité et islam, en tenant un discours simpliste, ils savent qu’ils vont plaire à un certain électorat, celui qui vote le plus, les personnes âgées et les classes moyennes.
« Que le destin bascule », 416 pages, paru le 12 octobre 2022, aux éditions Flammarion.
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