L’inquiétante dérive complotiste de Carthage
Face à un parterre de membres du gouvernement Mechichi venant tout juste de prêter serment, le président de la République Kais Saïed a prononcé un curieux discours aux relents aussi menaçants que conspirationnistes. Une escalade dans les décibels et la violence verbale qui préoccupe et surprend y compris à l’international.
Le 22 juillet 1979, Saddam Hussein alors vice-président irakien procéda à une purge publique, face aux caméras, d’une soixantaine de cadres du parti Baath, les accusant de « conspiration », de « collaboration avec l’ennemi » et de « haute trahison ». Un acte fondateur de la dictature qui allait se mettre en place.
Près de 40 ans plus tard, dans une Tunisie certes autrement plus pacifique et protégée par des institutions démocratiques, c’est ce même champ lexical traditionnellement nationaliste qui fut utilisé, le calme en moins, par le président Saïed.
D’étranges errements thématiques
Ce n’est pas la première fois que depuis son investiture fin 2019 le locataire du Palais de Carthage fait fi du sujet à l’ordre du jour pour digresser, en roue libre, vers un hors-sujet proprement incompréhensible pour son auditoire. Ces errements thématiques sont même quasi systématiques, ils confinent à l’obsession.
En mai dernier, lors d’une prise de parole à l’occasion des fêtes de l’Aïd, l’homme avait ainsi déjà consacré la majorité de son discours des vœux à toutes sortes de mises en garde absconses sur un ton grave, en porte-à-faux des usages de pareille occasion. Invariablement, le message se résume à « je suis au fait de ce qui se trame dans les chambres obscures », adressé à des « comploteurs » et des « putschistes » dont on ignore l’identité. Des discours souvent prononcés en présence de l’armée ou des forces spéciales que le président Saïed aime à surprendre par des visites inopinées, tard dans la nuit.
Mais le degré inédit de bellicisme de l’allocution prononcée mercredi 2 septembre pousse de nombreux observateurs à s’intéresser de plus près au profil psychologique du président, visiblement régi par une paranoïa chronique et un entêtement à répondre du tac au tac tantôt aux réseaux sociaux, tantôt à des députés, jusque prendre à partie de simples citoyens comme ce fut le cas en marge de sa visite à Paris en juin dernier.
Or, dans une Tunisie où la parole est libérée depuis la révolution, tout leader incapable de composer avec les critiques ou d’ignorer les insultes va au-devant d’infinies distractions.
Une angoisse irrationnelle
Commentant ce qu’il considère comme une communication présidentielle défaillante, l’analyste politique Ghazi Moalla estime que depuis le début de son mandat, Kais Saïed, « un homme sans amis ni entourage », « tend à nous maintenir dans une logique de la peur ». « Cette peur, je crois plutôt qu’elle n’existe que dans son esprit à lui… Il a peur mais il ne sait pas vraiment de quoi a-t-il peur », poursuit-il.
« Un président ça ne menace pas, ça agit : un président qui démasque des traîtres les livre à la justice, mais ne vient pas déblatérer des élucubrations à la TV […] Trêve de procès en sionisme », a commenté par ailleurs le député Yassine Ayari.
Au moment où s’engage une cohabitation avec le chef du gouvernement qu’il a lui-même choisi pour le désavouer quelques jours plus tard, de nombreux Tunisiens, dont des électeurs de Kais Saïed, réalisent que le tempérament tant colérique que psychorigide de leur président s’annonce être un fardeau pour la gouvernance du pays, à l’image du cabinet présidentiel plusieurs fois remanié en quelques mois.
Dans les couloirs du Parlement, il se murmure que des velléités de destitution d’un président plus que jamais isolé seraient déjà à l’étude.
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